Célestin Moreau, “Introduction”, vol. I, p. I-LXIV dans Bibliographie des Mazarinades publiée pour la Société de l’histoire de France, Paris: Jules Renouard et Cie, 1850-1851, 3 vol., 426 + 398 + 464 p.
- Voir en ligne ce texte dans le premier volume de Moreau sur le site Gallica.
- Édition présente : les notes de Moreau sont introduites normalement; celles que nous ajoutons sont entre crochets droits, de même que la pagination originale en chiffres romains. L’orthographe a été modernisée pour les mots qui ont un accent aigu au XIXe siècle et grave aujourd’hui. Les capitales qui doivent être accentuées l’ont été selon l’usage actuel.
- Des liens hypertextuels seront progressivement ajoutés pour certains noms propres et titres de pièces.
INTRODUCTION
Les grands catalogues de livres relatifs à l’histoire de France comprennent tous des listes plus ou moins étendues de Mazarinades; mais ces listes sont toujours fort incomplètes: elles ne contiennent guère que des titres réduits, qui ne peuvent pas aider le travailleur dans ses recherches; on y trouve à peine quelques renseignements sur les auteurs, sur l’origine et le caractère des pamphlets, sur la pensée politique qui les a dictés, sur les rapports de polémique qui existent entre plusieurs, sur les différentes éditions qui en ont été faites, enfin sur les obstacles que l’action de la justice a opposés à leur publication. Rédigées d’après des collections particulières, elles affectent la méthode que les possesseurs avaient appliquée dans le classement des pièces. Ainsi, l’ordre chronologique a été adopté pour le catalogue de La Vallière; (([Louis César de La Baume Le Blanc, duc de La Vallière, 1708-1780 ; voir également ci-bas, p. IV. Son Recueil de pièces en vers et en prose… (voir table) aurait été commencé par Denis-François Secousse. Collection vendue en trois parties.])) et l’arrangement des cartons de M. Leber résulte d’une combinaison des matières et des dates.
Le père Lelong et ses savants continuateurs n’ont pu que se conformer au plan général sur lequel a été conçu le laborieux édifice de leur Bibliothèque: ils ont suivi l’ordre chronologique. (([Voir Jacques Le Long, ou Lelong, prêtre de l’Oratoire, bibliothécaire de la Maison de Paris, auteur de la Bibliothèque historique de la France, contenant le catalogue de tous les ouvrages, tant imprimés que manuscrits, qui traitent de l’histoire de ce royaume […], Paris : G. Martin, 1719, en ligne sur Gallica, par exemple.])) Leur liste est, de toutes, la plus étendue sans contredit; elle comprend mille [p.II] quatre cent trente-trois Mazarinades. Les titres sont en général exacts les notes nombreuses et parfois assez développées. Pourtant, ce n’est pas encore là un travail complet; ce n’est pas même un travail suffisant. La science et l’attention des auteurs n’ont pu le défendre d’un peu de confusion; et dans la confusion, il s’y est glissé quelques doubles. Il me serait facile, d’ailleurs, d’y signaler des lacunes énormes et des erreurs considérables. Enfin les reproches que j’ai faits aux listes des catalogues, je les ferai à celle de la Bibliothèque historique, avec le même fondement, quoique dans une autre mesure.
Je ne crois pas m’avancer trop en disant que jusqu’ici on n’avait pas encore étudié les Mazarinades dans leur ensemble; qu’on s’était contenté d’apprécier isolément celles que l’on avait rencontrées, sans les chercher peut-être; qu’on s’était borné à quelques anecdotes vérifiées avec peu de soin, à quelques jugements acceptés sans contrôle, et qu’ainsi la bibliographie des pamphlets de la Fronde était un travail à faire en quelque sorte tout entier.
Que sait-on des Mazarinades au delà de ce que Naudé nous en a appris dans son Mascurat? Presque rien. Le Mascurat, cependant, n’est qu’une défense du cardinal Mazarin contre les pamphlétaires. Naudé n’envisage qu’à ce point de vue les publications des frondeurs, si ce n’est qu’il en apprécie quelquefois la valeur purement littéraire; et à cause de cela, il en néglige le plus grand nombre. D’ailleurs, la première édition du Mascurat est d’août ou de septembre 1649; la seconde, du commencement de 1650, c’est-à-dire qu’il n’a pu y être question que des pamphlets publiés pendant le blocus de Paris, et tout au plus quelques mois après. Nous n’avons sur les trois dernières années de la Fronde que les renseignements épars dans les mémoires [p.III] du temps, dans quelques ouvrages de critique ou de polémique et dans les pamphlets eux-mêmes.
Aussi, toutes les questions qui se rattachent aux Mazarinades, sont-elles restées fort incertaines. On s’est accoutumé à dire que les pièces qui ont paru pendant les luttes de Mazarin contre le Parlement et contre les princes, doivent être au nombre de sept ou huit mille. Pourquoi? L’Interprète des écrits du temps en compte huit cents à la fin de mars 1649. Naudé paraît accepter ce chiffre: il dit sept à huit cents. Guy-Patin, dans une lettre du 15 mars, ne parle que de cent cinquante; ce n’est évidemment pas assez. Dans l’Adieu et désespoir des auteurs, il est dit trois mille cinq cents; c’est trop. Prosper Marchand, dans son Dictionnaire, au mot Anti-désintéressé, a adopté les calculs qui suivent: du 6 janvier au 1er mars, deux cent quatre-vingt-six pièces; du 1er mars au 20, cent soixante-quatorze; du 20 mars au 1er avril, deux cents. Je ne sais pas où il a pris ce dernier chiffre; mais certainement les deux premiers sont empruntés aux deux Lettres d’un gentilhomme suédois, avec une légère transposition. Le gentilhomme suédois donne, en effet, deux cent quatre-vingt-quatre pièces au 1er mars, et au vingt, cent soixante-seize. Il existe une Lettre du sieur Lafleur, qui contient une liste de cent dix pamphlets au 9 février 1649; mais cette liste fait à peu près double emploi avec celle de la première Lettre du gentilhomme suédois. Deux ans après, en 1651, l’auteur anonyme du Vrai caractère du tyran n’annonçait pas moins de onze mille pièces; mais dans un autre pamphlet de la même date, les Dernières convulsions de la monarchie, on s’en tient à dix-huit grands volumes ce qui, d’après les calculs les plus exagérés, ne pourrait jamais faire plus de douze à quinze cents Mazarinades.
[p.IV] Voilà toutes les données qu’il m’a été possible de recueillir. Sans doute il n’y a point à en tirer de conséquences absolues; cependant on peut remarquer que l’évaluation la plus élevée qui se puisse accepter pour le temps du blocus, est de huit cents. Le total des chiffres adoptés par Prosper Marchand ne monte qu’à six cent soixante; et les deux Lettres du gentilhomme suédois, qui méritent le plus de confiance, puisqu’elles contiennent les titres des pièces, ne présentent qu’une somme de quatre cent cinquante pamphlets jusqu’à la date du 20 mars.
Comptons mille Mazarinades pour toute l’année, à cause des actes officiels, tels que déclarations, édits, ordonnances, arrêts qui n’ont pas été relevés dans les Lettres avec toute l’exactitude possible, et aussi à cause des plus insignifiants libelles, qui ont pu être négligés. Quelque envie qu’en eussent les plus hardis comme les plus obscurs pamphlétaires, la presse ne put pas vivre longtemps, après la paix de Saint-Germain, dans la liberté sans frein qui lui avait été accordée pendant le blocus. La justice, qui avait consenti à fermer les yeux, les ouvrit. Le Parlement rendit des arrêts; et le lieutenant civil fit saisir les pamphlets, arrêter les libraires, les imprimeurs, les colporteurs. Ce fut un moment de lutte très-vive entre les premiers efforts de l’ordre, pour reprendre l’empire, et les dernières tentatives de la licence, pour maintenir sa possession; mais ce ne fut qu’un moment. Il y eut certainement des publications frondeuses après la paix; il y en eut de violentes, de grossières, de cyniques; il y en eut de très-remarquables à des titres divers; mais il y en eut peu. Donc, en admettant même le chiffre de L’Interprète des écrits du temps, je ne crois pas qu’on doive porter beaucoup au-dessus de mille le chiffre des Mazarinades pour l’année 1649.
[p.V] Cette année pourtant ne fut ni la moins active, ni la moins féconde. Ainsi, en calculant que la Fronde, dans ses diverses phases, de janvier 1649 à octobre 1652, a produit quatre mille pièces environ, on ne doit pas être très-loin de la vérité. L’essai de bibliographie que je publie, après des recherches poursuivies sans relâche depuis huit ans, contient moins de quatre mille titres.
Mais je ne compte, ni, dans les journaux, tous les numéros qui ont suivi le premier, ni, dans les pamphlets, toutes les suites et les éditions successives qui ont conservé les mêmes titres, ni, dans les actes officiels, ceux qui ont été enregistrés par la Chambre des Comptes ou par la Cour des Aydes, quand ils l’avaient été déjà par le Parlement. Or, ce n’est pas exagérer que d’en porter le nombre à sept ou huit cents, peut-être mille.
J’ai rencontré, il est vrai, quatre-vingt-deux titres qui n’ont pas pu avoir de rang dans mon travail; les uns, parce qu’ils désignent des pamphlets qui ont échappé à toutes mes recherches; les autres, parce qu’ils ont été tout simplement empruntés à la Gazette. Mais parmi les premiers, il en est quelques-uns qui me paraissent inexacts, et qu’il faudrait peut-être appliquer à des pièces qui m’ont passé sous les yeux; d’autres pourraient bien appartenir à des Mazarinades demeurées manuscrites. Je n’avais point à m’occuper des derniers. ((Cependant pour ne rien négliger, je les ai recueillis et portés, tous, aux places que leur assignait l’ordre alphabétique. Mais je les ai marqués d’un astérisque. Ainsi on les trouvera toujours facilement, sans qu’il soit possible de les confondre avec les pamphlets que j’ai vus, touchés, lus, et dont je puis certifier l’existence.))
La collection du duc de La Vallière, la plus curieusement faite, puisqu’elle avait été commencée par Secousse, [p.VI] était aussi la plus nombreuse de toutes celles qui ont été classées avec quelque méthode. Elle se composait de soixante-sept cartons. À cinquante pièces par carton, elle n’en aurait encore donné que trois mille trois cent cinquante; à soixante, quatre mille vingt. Mais soixante, cinquante même sont des moyennes évidemment trop fortes. Il est tel pamphlet, l’Histoire de la prison de M. le prince, par exemple, qui remplirait presque, à lui seul, un carton. Je suppose d’ailleurs que la collection avait été scrupuleusement purgée de tous les doubles.
On comprend que Naudé n’a pu, que par une exagération poétique, parler des Mazarinades de 1649 comme d’essaims de mouches ou de frêlons qu’auraient engendrés les plus grandes chaleurs de l’été: quàm sit muscarum et crabonum, quùm calet maximè. Il cite, quelque part, un écrivain du Pont-Neuf qui a publié, à lui seul, jusqu’à six pamphlets dans un jour; et cependant il ne fait pas difficulté d’accepter, pour le temps du blocus de Paris, le chiffre de sept ou huit cents. Ailleurs, pour prouver la fécondité des pamphlétaires, il dit qu’on a vu paraître trente libelles par semaine. À ce compte, il n’y en aurait eu que trois cent soixante jusqu’à la paix de Saint-Germain.
Au reste, j’aurai occasion de démontrer que les Mazarinades n’ont pas toutes été imprimées. Loin de là; comptez qu’un quart, peut-être, est resté manuscrit.
Je ne prétends certainement pas être arrivé, par ces calculs, à déterminer d’une manière positive le nombre des pamphlets de la Fronde; j’ai seulement voulu montrer que je ne me suis pas arrêté, dans mes recherches, faute de patience; que j’ai pu croire mon travail à peu près aussi complet que possible, dans l’état des études sur les Mazarinades; et qu’il m’est permis de le présenter avec quelque confiance. Du [p.VII] moins est-il vrai qu’il n’existe point de collection, point de livre, qui aient pu me servir de guide et de modèle. Ce sera mon excuse.
*
Le cardinal de Retz a dit, quelque part, dans ses Mémoires: “Il y a plus de soixante volumes de pièces composées dans le cours de la guerre civile; et je crois pouvoir dire, avec vérité, qu’il n’y a pas cent feuillets qui méritent qu’on les lise.” Le père Lelong n’en a conclu qu’une chose: c’est qu’apparemment, le cardinal ne faisait cas que des pamphlets qu’il a publiés lui-même, et qui, en effet, ne comprennent guère moins de cent feuillets. Je ne souscris pas tout à fait à cette conclusion, assez méritée pourtant; car je me souviens que le cardinal de Retz a loué aussi, dans ses Mémoires, les pièces que Caumartin, Patru, Portail ont écrites pour lui; mais je crois que son jugement général sur les Mazarinades est trop sévère. Il est vrai que les publications de la Fronde ne sont ni aussi vives, ni aussi spirituelles que les pamphlets de la régence de Marie de Médicis; comme ces pamphlets n’ont ni l’originalité, ni l’âcreté, ni la verve des libelles de la Ligue. Il y a, dans cette succession de temps, un mouvement très-sensible de dégénérescence. La cause s’en découvre aisément; elle est dans l’abaissement des intérêts, qui a eu, pour conséquence immédiate, l’affaiblissement des passions.
Mais il faut dire, cependant, que la Fronde a publié des pièces très-amusantes, très-gaies, qu’on peut lire encore; des pièces très-hardies, très-importantes, qu’il faut toujours consulter pour la vérité de l’histoire. Parmi les premières, je citerai: l’Agréable récit des barricades, la Lettre au cardinal burlesque, l’Interprète des écrits du temps, la Plainte du carnaval, le Terme de Pâques sans trébuchet, la France au duc [p.VIII] d’Orléans endormi, le Burlesque remerciement des imprimeurs aux auteurs, le Ministre d’État flambé, les Triolets de Saint-Germain, la Remontrance burlesque du Parlement, la Lettre joviale à M. de Laboulaye, la Question dasthicotée, le Dialogue des deux Guépins, etc.; parmi les secondes, le Contrat de mariage du Parlement avec la ville de Paris, la Lettre du chevalier Georges, la Contribution d’un bourgeois de Paris, le Manuel du bon citoyen, la Lettre d’un religieux au prince de Condé, la Décision de la question du temps, les Raisons ou les Motifs véritables de la défense du Parlement, le Censeur politique au très-auguste Parlement de Paris, l’Anathème et l’Excommunication d’un ministre d’État étranger, l’Apologie pour monseigneur le cardinal Mazarin, le Sommaire de la doctrine curieuse du cardinal Mazarin, la Lettre d’un secrétaire de saint Innocent à Jules Mazarin, le Factum servant au procès criminel du cardinal Mazarin, le Catéchisme des partisans, le Catéchisme royal, la Parabole du temps présent, l’Avis, Remontrance et Requête par huit paysans, l’Avis à la reine sur la conférence de Ruel, les Demandes des princes et seigneurs qui ont pris les armes avec le Parlement, la Lettre d’avis écrite au Parlement de Paris par un provincial, la Requête civile contre la conclusion de la paix, L’Apologie pour messeigneurs les princes envoyée par madame la duchesse de Longueville, la Lettre des princes prisonniers au Havre, le Vraisemblable sur la conduite du coadjuteur, le Vrai et le faux du prince de Condé et du cardinal de Retz, la Lettre d’un marguillier, la Défense de l’ancienne et légitime Fronde, les Intrigues de la paix, la Doctrine chrétienne des bons François, la Croisade pour la conservation du roi et du royaume, le Tarif du prix dont on est convenu (pour l’assassinat de Mazarin), l’Esprit de paix, l’Histoire de la prison [p.IX] de M. le Prince, la Bataille de Lens, la Lettre d’Ariste à Nicandre sur la bataille de Réthel, etc.
Les pamphlets de 1649 n’ont, pour ainsi parler, que deux sujets: la maltôte et Mazarin. Les financiers, traitants, partisans, monopoleurs, ont fait les frais d’une moitié des écrits sérieux ou burlesques de cette première année de la Fronde; Mazarin, de l’autre moitié. C’est alors qu’ont paru sa Confession, son Testament, et ce que j’appellerai ses Heures, le Salve Regina, l’In manus, le De profundis, etc. La reine régente, odieusement outragée, calomniée, trouve à peine un défenseur, comme le père Magnien; mais le roi est l’objet des respects et de l’affection de tous. Cinquante, cent pamphlets le comparent au soleil, qui dissipe les nuages, dont les rayons répandent sur la terre une chaleur féconde, vers qui toutes les fleurs se tournent avec amour. Cette comparaison est une sorte de lieu commun de l’éloquence parlementaire, comme de la presse frondeuse. On la trouve, à Paris, dans les harangues de l’avocat général, Talon; à Bordeaux, dans celles du président de La Tresne. La Fronde avait pris pour devise et elle avait brodé sur ses drapeaux ces trois mots latins: Querimus regem nostrum: Nous cherchons notre roi.
Le Parlement avait ses courtisans et ses flatteurs; c’est tout simple: il gouvernait; il était vraiment le roi de la Fronde. L’armée de Paris était son armée; on l’appelait l’armée parlementaire. Les finances étaient entre ses mains; il levait des impôts par arrêt. Il avait à ses gages un maréchal de France, Lamothe Houdancourt, un prince de la maison de Lorraine, duc et pair de France, le duc d’Elbeuf. Il nommait des généraux, des gouverneurs de places. Ses louanges remplissaient bien des cayers, comme on disait alors; mais elles ne sont pas tellement unanimes qu’on ne [p.X] rencontre, de temps à autre, des critiques sensées, des réflexions hardies, des attaques judicieuses autant que vives.
Je ne parle pas de la presse de Saint-Germain, qui le ménageait peu, on le comprend; je parle des pièces qui se publiaient à Paris même; et je cite en exemple le Censeur politique.
Au reste, les pamphlets de 1649 ne touchent que bien rarement aux grandes thèses de la politique. À peine en trouve-t-on quelques-uns où l’origine et le droit de la royauté soient discutés ou contestés par incidence. La polémique la plus haute qui se soit engagée, a pour objet cette question: La voix du peuple est-elle la voix de Dieu? Or, le peuple alors, et c’est un des pamphlétaires qui le fait remarquer, le peuple ne demandait que l’expulsion de Mazarin.
Ce qui abonde le plus après les pièces financières et mazariniques, ce sont les Visions, les Apparitions, les Pronostics. La Fronde entretenait un grand commerce avec les démons, les ombres et les sorciers. Alors elle était sotte; elle ne savait ni inventer avec art, ni raconter avec esprit. Ce commerce malheureux n’a pas produit une seule pièce supportable.
Dès le commencement du siège de Paris, le Parlement eut sa gazette: c’est le Courrier françois, que publiaient les deux fils de Renaudot. On raconte que leur père, partant pour Saint-Germain avec la cour, leur ordonna de rester à Paris et leur laissa des instructions pour rédiger un journal parlementaire. Son calcul était que le privilège de la Gazette lui serait ainsi certainement conservé, quelle que pût être la suite des événements. La secte des politiques est plus vieille que la Fronde.
Le Courrier françois eut un succès immense. Le pain ne se vendait pas mieux que ses cayers, dit l’auteur [p.XI] anonyme du Commerce des lettres rétabli. Il fut aussitôt traduit en vers burlesques, sous le même titre. Puis on vit accourir la foule des imitateurs, empressés de recueillir une part des bénéfices de l’invention; et successivement parurent, tant en prose qu’en vers: le Courrier plaisant, le Courrier extravagant, le Courrier souterrain, le Courrier de la cour, le Courrier bourdelois, le Courrier polonois, le Courrier étranger, le Courrier burlesque de la paix de Paris, le Mercure parisien, le Journal du Parlement, le Journal poétique de la guerre parisienne. L’année 1649 produisit plus de journaux que les trois autres années ensemble; mais beaucoup n’allèrent pas au delà de leur premier numéro; et peut-être leurs auteurs ne leur avaient-ils pas promis une plus longue carrière. Il s’agissait simplement d’allécher les acheteurs par un titre que la vogue avait consacré. Les journaux, d’ailleurs, sont en général d’une rare insignifiance, et quelques-uns, de la sottise la plus plate.
Il n’en est pas ainsi des pièces burlesques, qui appartiennent également, pour le plus grand nombre, à l’année 1649. Elles se distinguent par l’esprit, par la verve, par la gaieté, mais aussi par le libertinage. La Mazarinade est de 1651. Je n’en suis pas moins d’avis que les pamphlets en vers qui ont été publiés pendant le blocus et peu après les conférences de Ruel, sont les meilleurs incontestablement.
Enfin je dois signaler une sorte de pièces qu’on ne rencontre plus après la paix: ce sont les pièces de Saint-Germain. Depuis la fondation de la Gazette, la presse était devenue, entre les mains de ministres habiles, un moyen de gouvernement. Elle instruisait l’opinion publique dans la mesure qui convenait à l’autorité; elle la préparait à recevoir les impressions qui devaient naître des événements, provoqués ou prévus; [p.XII] elle lui donnait, pour ainsi parler, le ton que le pouvoir voulait lui faire prendre. Il faut bien que Richelieu et Mazarin aient tiré quelque utilité de ces communications, mystérieuses encore, puisqu’ils s’en servaient souvent; et on sait que le roi Louis XIII lui-même ne dédaignait pas toujours de s’en servir. Quand les premières résistances du Parlement éclatèrent, quand les assemblées de la salle de Saint-Louis ne laissèrent plus de doute sur le caractère de la lutte qui commençait à s’engager, il ne fut pas difficile de comprendre que la guerre se ferait autant avec la plume qu’avec l’épée. On avait l’expérience du règne précédent; et d’ailleurs on voyait déjà courir quelques pièces manuscrites.
À peine la cour fut-elle établie à Saint-Germain, qu’on installa dans l’orangerie du château une imprimerie. Renaudot en eut la direction. Il est naturel de croire qu’il n’avait été appelé de Paris que pour cet emploi. Il était ainsi chargé des publications de la cour; et quelquefois il y mettait la main. J’ai noté plusieurs pamphlets qui sont dus à sa plume, moins élégante, moins correcte même qu’exercée. Le 4 mars, le roi visita son imprimerie, et voulut voir manœuvrer la presse. Renaudot raconte, dans la relation intitulée: le Siège mis devant le Ponteau de mer (sic), qu’il improvisa des vers, dont quelques épreuves furent tirées en présence de Sa Majesté et distribuées aux courtisans. Le roi, avant de se retirer, récompensa magnifiquement les ouvriers.
C’est de cette imprimerie que sont sorties toutes les pièces de Saint-Germain, et notamment les éditions originales des deux billets du chevalier de La Valette. Quoique la cour ne se fût pas fait suivre d’une imprimerie, quand elle crut devoir sortir de Paris dans les années suivantes, elle ne négligea pas pourtant de [p.XIII] s’adresser au public par la voie de la presse. Le maréchal de L’Hôpital dit au roi, dans l’Avis sincère: “Votre Majesté sait que, des beaux succès de M. le Prince, il n’en est pas un seul dont je ne me sois hâté de faire ébaucher promptement une relation à son désavantage.” Et Bussy nous apprend, pages 101 et 117 du IIe volume de ses Mémoires, qu’en 1652, il lui fut envoyé, de la cour, des pamphlets pour les répandre dans le Nivernais, dont il était lieutenant général.
La plupart des pièces qui furent publiées alors par ordre ou avec la permission du ministre, portent le nom de Julien Courant, imprimeur du roi à Pontoise. Quelques-unes parurent à Paris, où, même au milieu des plus grands troubles, le maréchal de L’Hôpital, gouverneur de l’Ile-de-France, eut toujours son imprimeur breveté. Deux pamphlets, écrits pour la défense du premier ministre, et peut-être par son exprès commandement, ont été imprimés au Louvre: ce sont les Éclaircissements sur quelques difficultés touchant l’administration du cardinal Mazarin, en 1650, et en 1652, les Sentiments d’un fidèle sujet du roi sur l’arrêt du 29 décembre.
En 1650, les pamphlets sont grossiers, cyniques, bavards, niais; ou bien ils sont raisonneurs; ils traitent, avec une certaine liberté, des affaires du gouvernement et de la diplomatie; ils se vantent de dévoiler les secrets de l’un et les mystères de l’autre. Mais il ne faut pas s’y fier: ils sont menteurs. On y trouve beaucoup de récits et d’anecdotes sur les négociations de Munster, sur les prétentions du prince de Condé, sur ses idées d’indépendance, sur son projet de se constituer quelque part, hors de France, une principauté souveraine. La grande affaire de cette année, c’est la prison des princes. Les pamphlets rentrent dans l’une ou l’autre des deux catégories que je viens d’indiquer [p.XIV] selon qu’ils attaquent les princes ou qu’ils les défendent. Ils sont d’ailleurs peu nombreux. Le temps des luttes passionnées était passé; ou il n’était pas encore revenu.
Mais l’année 1651 amena l’alliance des deux Frondes d’abord, puis leur rupture et la guerre des princes. Les pamphlets, alors, prirent un caractère d’audace qu’ils n’avaient pas encore eu. Ils se mirent au service de toutes les haines, de toutes les ambitions; et ils ne respectèrent rien de ce qui fut livré à leurs emportements. On en vit, en 1652, qui provoquèrent hautement l’assassinat du cardinal et le massacre des mazarins. Il n’y a pas de violence qui n’ait eu ses apologistes, pas même l’incendie de l’Hôtel de Ville.
Pendant la lutte des deux Frondes, les pamphlets sont personnels, insolents, remplis d’outrages, plus hardis que spirituels, plus emportés qu’habiles, plus raisonneurs que sensés. C’est le temps des pamphlétaires les plus illustres: Gondy, Joly, Sarrazin, Patru, Caumartin, Portail. La guerre éclate; et la presse aborde sans hésitation les questions les plus hautes, les plus ardues, les plus irritantes. Elle traite de la constitution de l’État, des droits du roi et du peuple, des privilèges des princes, de l’aristocratie; elle en traite avec passion, mais sans critique et sans doctrine. Le plus souvent sa politique est sotte et sa philosophie niaise; elle ne sait rien de l’histoire, rien de la morale, rien de l’homme, rien du gouvernement. Le Mazarin est encore poursuivi avec rage; mais c’est surtout à la reine qu’on en veut. Il y a sans doute des personnages qui prétendent à la place du ministre; mais il y en a aussi dont l’ambition, non moins impatiente, est plus haute. Ils voudraient que l’autorité de la reine cessât avec la régence. Louis XIV lui-même n’est pas toujours épargné. Après le combat de la porte Saint-Antoine, un pamphlétaire propose de loger le roi à [p.XV] Saint-Denis, le duc d’Orléans au Louvre, et le duc de Valois à la place Dauphine.
Une remarque intéressante à faire, c’est que les libellistes réfugiés ont repris contre Louis XIV, avant, comme après, la révocation de l’édit de Nantes, les accusations et les reproches de la Fronde contre Mazarin. Pour s’en convaincre, il suffira de feuilleter l’Alcoran de Louis XIV, le Breviarium politicorum, le Véritable tableau de la France, les Maximes de Louis XIV, le Salut de la France à M. le Dauphin, etc. Qu’on me permette d’en citer un exemple, un seul; mais il n’est pas le moins curieux. Un pamphlétaire de la Fronde, Dubosc Montandré, dans le Coup d’État du Parlement des pairs, a dit: “Le pouvoir que les Francs donnèrent à Pharamond, à la naissance de leur monarchie, doit être la règle de la royauté françoise et le terme de son ambition.” Jurieu a tourné ainsi cette phrase dans les Soupirs de la France esclave: “Pharamond a établi la monarchie françoise sur ces deux lois: la première, que le peuple serait le maître de l’élection de ses rois; la seconde, que l’autorité des rois serait bornée selon la volonté du peuple.”
Ce que je viens de dire des pamphlets, indique déjà que la Fronde a changé de caractère dans ses différentes phases. J’ai besoin d’insister sur cet aperçu, pour que ma pensée soit bien comprise.
*
Au commencement, c’est-à-dire en 1649, c’était surtout une question d’impôt, dans laquelle le Parlement de Paris s’était engagé pour l’intérêt du peuple, moins que pour son intérêt propre. L’auteur anonyme du Raisonnement sur les affaires présentes a dit : “Une question de finances et de tyrannie fiscale.” Celui du Bandeau levé de dessus les yeux des Parisiens appelle le blocus de Paris, la guerre du droit annuel.
[p.XVI] La France venait de conclure les glorieux traités de Westphalie; mais elle entretenait encore contre l’Espagne, qui avait refusé la paix, trois armées, en Flandre, en Italie et en Catalogne. La guerre lui était fort onéreuse; car elle payait en outre tous ses alliés; et Mazarin voulait qu’on fût avec eux d’une parfaite exactitude. Les finances étaient mal administrées. On ne savait vivre alors que d’expédients. Le meilleur surintendant était celui qui avait le plus de crédit auprès des prêteurs d’argent, et qui savait le mieux trouver ce que nous appelons aujourd’hui la matière imposable. Comme il n’y avait pas d’imagination si active et si féconde qu’elle pût suivre le mouvement toujours plus rapide des besoins du Trésor, il s’était formé, autour du conseil des finances, une classe d’exploiteurs que nous ne connaissons plus, celle des donneurs d’avis.
Il y avait une prime pour tout avis qui était reconnu, je ne dis pas bon, mais praticable. Puis venaient les traitants qui l’exploitaient. Comme le Trésor n’avait jamais d’argent, et qu’il ne pouvait pas attendre, ils faisaient au surintendant des avances proportionnées aux bénéfices qu’ils croyaient pouvoir se promettre; et le plus souvent, c’était tout ce qui revenait de l’impôt à l’épargne. On comprend, en effet, que, pour avoir du crédit auprès des financiers, il fallait être très-coulant sur leurs comptes.
Entre autres pratiques du temps, je veux citer celle-ci: les fermiers des gabelles avaient fait insérer dans leur traité une clause qui leur assurait une indemnité considérable, pour le cas où la vente du sel ne produirait pas une somme donnée. Or, ce cas se présentait toujours; et voici comment: les fermiers ne payaient pas les officiers des gabelles, dont les gages étaient à leur charge. Ceux-ci toléraient la contrebande, parce [p.XVII] qu’ils y trouvaient leur profit; et très-souvent, ils là faisaient eux-mêmes. Il en résultait un déficit énorme dans la vente publique. Le roi y perdait; mais les fermiers y gagnaient, d’abord le montant des gages des officiers, puis l’indemnité qui leur était garantie par le traité.
Sous un pareil régime, avec une guerre glorieuse sans doute, mais aussi très-onéreuse, c’étaient tous les jours, pour ainsi parler, de nouveaux impôts, des emprunts, des réductions des rentes de l’Hôtel de Ville, des augmentations de taxes, des créations d’offices. Paris supportait la plus grande part de ces charges. Il avait, de plus, deux raisons particulières de se plaindre: au commencement de la régence, Anne d’Autriche avait fait remise d’une partie des tailles aux contribuables. Il en résulta dans le Trésor un déficit. Les traitants ne furent pas remboursés de leurs avances. Le crédit de l’État en souffrit; et l’alarme se répandit partout. Les bourgeois, inquiets, retirèrent leur argent des mains des financiers. Ainsi la remise des tailles se convertit, pour le commerce, en faillites. C’est la première raison.
Voici la seconde: le désordre des finances qu’on palliait quelquefois, qu’on ne faisait jamais disparaître, avait obligé la cour, d’abord à suspendre le payement des rentes de l’Hôtel de Ville, ensuite à réduire les quartiers, à en supprimer même. Or, ces rentes étaient, toutes, entre les mains des bourgeois de Paris et des magistrats du Parlement.
Le mécontentement était donc grand dans la capitale, qui se ressentait, d’ailleurs un peu, des intrigues et des agitations de la cour. Le Parlement commença de s’échauffer à propos d’une taxe dont d’Emery prétendait frapper, à l’entrée de la ville, différents objets de consommation. Il éclata sur les conditions qui lui [p.XVIII] furent offertes pour jouir de la paulette. Le surintendant lui demandait quatre années de ses gages. Ce furent les maîtres des requêtes qui donnèrent le branle. La cour venait de créer, par édit, douze nouveaux offices. Les maîtres des requêtes protestèrent solennellement et en audience publique du Parlement, disant que la valeur de leurs charges en serait amoindrie. C’était encore une question d’argent.
Dans la lutte, le Parlement se souvint qu’il avait attribué la régence successivement à deux reines. Il affecta, pour mieux jouer son rôle, des prétentions au gouvernement de l’État; et il se laissa donner, s’il ne le prit pas lui-même, le titre ambitieux de tuteur des rois. C’est peut-être à cette politique qu’il dut de rester maître de Paris, malgré la présence du coadjuteur de l’archevêque, d’un maréchal de France, d’un prince de la maison de Lorraine, le duc d’Elbeuf, d’un petit-fils de Henri IV, le duc de Beaufort, d’une princesse et d’un prince du sang royal, la duchesse de Longueville et le prince de Conti. On crut pouvoir obéir sans bassesse au grand corps de magistrature qui se plaçait hardiment au-dessus du ministre, au-dessus de la régente même, et qui présumait assez de sa puissance pour couvrir de sa tutelle les rois mineurs. Toujours est-il que sa suprématie n’a point été contestée pendant toute la durée du blocus, et qu’il a pu faire la paix, quand il l’a voulu malgré le mécontentement de la cour et du cloître.
Mais il arriva aussi que, par cette conduite, il concentra sur lui seul tous les ressentiments de la reine, des princes et des ministres. À Saint-Germain, on ne prêta qu’une attention très-secondaire aux questions de finances. On ne vit et on ne voulut voir que la rivalité de pouvoir à laquelle s’était élevé le Parlement. Peu importait que le peuple eût fait les barricades, et [p.XIX] que les bourgeois eussent exigé, les armes à la main, la liberté de Blancmesnil et de Broussel. On l’avait oublié; et cela ne paraissait pas mériter qu’on s’en souvînt. Que des courtisans et jusqu’à des princes fissent la guerre au roi, on ne s’en inquiétait pas. Mais le Parlement avait désappris l’obéissance: il refusait de se rendre à Montargis, que lui avaient assigné, pour résidence, les ordres de la cour. Le Parlement aspirait à la domination: il avait proscrit, par arrêt, le cardinal Mazarin. Voilà ce qui était regardé, à Saint-Germain, comme la question capitale, je dirais volontiers comme la seule question. Aussi, dans le même temps qu’on renvoyait, sans les entendre, les députés du Parlement, le roi écrivait officiellement à l’Hôtel de Ville; et quand la reine était sollicitée de revenir à Paris, elle répondait d’une manière invariable: “Que le Parlement se retire par une porte; et le roi rentrera par l’autre.” C’était toute la condition de son retour. Nous verrons ailleurs que la cour se montra, dans toutes les circonstances, aussi facile, aussi bienveillante avec le peuple que sévère et fière avec le Parlement.
En 1650, la Fronde n’est plus qu’une intrigue. Le prince de Condé, qui, suivant l’expression d’un pamphlétaire, ne croit pas que le ciel soit au-dessus de sa tête, prétend tout dominer: la cour, le Parlement et le peuple. Le duc de Beaufort et le coadjuteur veulent se venger du prince. La reine et Mazarin, bien décidés à maintenir l’autorité royale, négocient à la fois avec les deux factions. Ils se tiennent prêts à frapper l’une par l’autre, n’importe laquelle. Si Condé n’avait pas été si impétueux et si hautain, on doit penser que la cour ne l’aurait pas sacrifié à la sécurité de trois ou quatre frondeurs, qui pouvaient bien s’allier momentanément avec elle, mais qui n’avaient garde de se livrer.
Dans ces circonstances, le Parlement se laissa entraîner [p.XX] un peu par son ressentiment contre le prince de Condé, beaucoup par les menées de quelques brouillons que soufflait le coadjuteur. Il suivit le mouvement; il ne l’imprima plus, ne le dirigea plus. Il avait été le principal acteur de la Fronde de 1649; il ne fut plus qu’un instrument de celle de 1650. Le peuple, fort désintéressé dans cette lutte, dont l’issue ne pouvait lui apporter ni la diminution de ses charges, ni la paix, mais trop habitué aux émotions de la place publique pour ne pas les accepter sans hésitation et sans crainte, le peuple céda aux inspirations qu’on voulut lui donner. Il célébra l’emprisonnement des princes par des feux de joie, et leur mise en liberté par des acclamations.
Il y avait alors deux Frondes: celle du Parlement et de la bourgeoisie, qui reconnaissait pour ses chefs le duc de Beaufort et le coadjuteur: on l’appelait la vieille Fronde; celle des princes, qui était la jeune Fronde; car elle était née après le blocus de Paris.
Mais la vieille Fronde n’avait plus ni l’élan qui avait fait les barricades, ni la puissance d’assentiment qui lui avait donné une armée. Elle avait été amoindrie, je ne voudrais pas dire par des défections, non pas même par des conversions, mais par des séparations très-naturelles, que justifient les changements survenus dans la situation générale des affaires. Elle avait été un intérêt; elle n’était plus qu’une ambition; moins qu’une ambition, une inquiétude, je ne sais quel besoin d’agitation et de bruit. Elle tendait à se personnifier, en quelque sorte, dans un petit nombre d’hommes et de femmes, qui ne pouvaient se l’assimiler que pour en faire une intrigue. Quelques-uns de ses membres influents l’avaient donc abandonnée pour la jeune Fronde, d’autres pour la cour.
Trop faible pour agir seule désormais, on la voit, [p.XXI] en 1650, contracter alliance avec le cardinal Mazarin, et lui livrer le prince de Conti, le duc de Longueville et le président Perrault, pour se garantir contre les ressentiments du prince de Condé, et, en 1651, s’allier au prince de Condé, pour tâcher de renverser le cardinal Mazarin. Dans cette même année 1651, elle se rapprocha encore une fois de la cour, pour combattre avec elle les princes, dont elle avait provoqué la mise en liberté par des pamphlets et par des arrêts du Parlement; mais, toujours inquiète et toujours mécontente, elle se rejeta bientôt dans la jeune Fronde, sans pourtant s’y confondre tout à fait. Malgré l’autorité du duc d’Orléans, qui consentit à lui prêter son nom, malgré l’activité et l’audace du coadjuteur, elle ne put jamais s’élever au-dessus du rôle secondaire auquel la paix de 1649 l’avait réduite.
C’est au milieu de ces complications que la guerre de 1651 éclata. La Fronde des princes, la jeune Fronde est sur le premier plan. Les armées lui obéissent, même celle que le duc de Beaufort commande avec une commission du duc d’Orléans. Elle domine Paris en dépit des résistances du coadjuteur; et quand, après le combat de Bleneau, le prince de Condé se présente aux portes de la ville, elle traîne l’oncle du roi lui-même sur les pas du victorieux.
Des intrigues et des vanités de cour, des haines privées, des préoccupations personnelles, des liaisons honteuses et immorales, voilà tous les mobiles de cette guerre. Sans doute le Mazarin est toujours pris à partie; mais il n’est plus guère qu’un prétexte. Au fond, toutes les factions s’arrangeraient fort bien de lui, si elles pensaient trouver, dans un accommodement, leur sûreté d’abord, et puis la perte de leurs ennemis. Le fait est qu’elles négocient à l’ envi les unes des autres. Condé aimerait mieux Mazarin que le coadjuteur; [p.XXII] et le coadjuteur préférerait à Condé le Mazarin. Le duc d’Orléans est résigné à tout; on devine aisément qu’au premier ordre du roi, il quittera Paris, sans s’inquiéter de ce qui en arrivera pour ceux qui l’ont servi, ou plutôt qui se sont servis de son nom et de son autorité. Le Parlement, opprimé par les intéressés et les brouillons, est un instrument qu’on laissera briser, quand on n’en aura plus besoin; et les bourgeois s’éloignent des partis avec dégoût, pendant que le peuple crie au palais, en attendant l’incendie de l’Hôtel de Ville.
La cour, cependant, suit avec fermeté le plan très-habile qu’elle s’était tracé dès le premier jour. En 1649, elle avait affecté de séparer le peuple du Parlement; en 1652, elle le sépare encore du parti des princes. Même au milieu des plus grandes fureurs de la guerre, elle n’a pour lui que des paroles de compassion, des prévenances et des caresses. J’en veux citer un exemple. Dans le temps que la cour était à Pontoise, par ordre exprès du roi, le pain de Gonesse fut réservé exclusivement pour le marché de Paris; et Louis XIV en donna, lui-même, avis au prévôt des marchands, par une lettre en date du 1er juillet 1652. La cour poussa la complaisance jusqu’à faire escorter, par des détachements de l’armée royale, les boulangers qui se rendaient à la ville. Il faut voir, dans les pamphlets de l’époque, l’effet immense de cette mesure si simple.
Une anecdote de 1649 se présente ici naturellement à ma pensée. Elle est, en effet, la contre-partie, pour ainsi dire, de celle que je viens de raconter. Je l’emprunte au Manuel du bon citoyen. “Dernièrement, par un stratagème qu’on ne peut honnêtement nommer, on fit cesser l’ordinaire des officiers du roi. Il n’y eut bon bourgeois qui n’en fût indigné, et qui n’offrit sa bourse pour réparer ce scandale.” C’était pendant le blocus de Paris.
[p.XXIII] J’ai le droit, assurément, de dire que quand, au milieu des luttes ardentes de 1652, les pamphlétaires touchaient aux questions les plus hautes et les plus délicates de la politique, c’était pure théorie. Ni le duc d’Orléans ni le prince de Condé ne pensaient à l’usurpation; et jamais le peuple ou le Parlement n’aurait été jusque-là.
Je ne sais pas ce qu’il faut penser de l’anecdote d’un hausse-col de la Ligue, qui aurait été brisé sur une enclume par ordre du coadjuteur. Elle est peut-être vraie; mais le cardinal de Retz a-t-il bien pu écrire sérieusement, vingt ans après la Fronde, qu’il avait craint de voir renaître les furieuses passions de 1588? J’aurais beaucoup de peine à accorder qu’un reste du vieux levain eût fermenté encore dans quelque obscur réduit. Je nie absolument qu’il ait été pour quelque chose dans l’irritation de la bourgeoisie et dans les emportements du peuple. Au plus fort du blocus, le 20 février, on célébrait à Notre-Dame avec le même éclat, avec la même pompe, avec le même concours de peuple que par le passé, la messe commémorative de l’entrée de Henri IV à Paris.
Rien ne ressemblait moins à la Ligue que la Fronde. Ce n’en était ni un souvenir, ni une parodie, comme on l’a dit. Les pensées du Parlement ou du peuple ne remontaient ni si haut, ni si loin. Je n’ai vu qu’un seul pamphlet de la Ligue que les Frondeurs aient réimprimé. Il traite de la situation des finances sous le roi Henri III.
Si l’on veut trouver une similitude, il faut la chercher dans les troubles de la régence de Marie de Médicis. Là elle est grande et presque complète. Ce sont, du côté du Parlement, les mêmes prétentions; du côté des princes, les mêmes ambitions; du côté du peuple, la même résistance à l’impôt; du côté de la [p.XXIV] cour, le même système de gouvernement. Aux deux époques, un roi mineur, une reine mère régente, un ministre étranger, italien, que manque-t-il? Les états généraux comme en 1614? La noblesse les a demandés avec opiniâtreté; deux fois, la reine régente les a convoqués et une fois du moins, le roi les a promis. Dès l’année 1649, une lettre circulaire du roi, en date du 23 janvier, ordonna que l’assemblée des états généraux se tiendrait, le 15 mars, à Orléans. Cependant il n’en fut question, lors de la paix, ni dans les articles de Ruel, ni dans ceux de Saint-Germain. Personne même, pendant tout le cours des conférences, ne parut s’en souvenir. On peut croire qu’en 1651, les élections furent faites et que des députés se rendirent à Tours, pour y attendre l’ouverture des états généraux,qui devaient s’assembler le8 septembre; mais les événements de la guerre civile détournèrent les résolutions de la cour et l’attention publique. En 1652, dans le mois de février, les gentilshommes des bailliages autour de Paris firent, à Magny, ((Voir le Journal de l’Assemblée de la noblesse.)) un acte d’union qui renouvelait l’acte signé, le 6 février 1651, dans le grand couvent des Cordeliers. On se réunit encore à Maintenon, à la Roche-Guyon, à Dreux; on envoya des députés au roi, qui promit les états généraux pour le 2 novembre; mais la Fronde finit le 22 octobre; le roi rentra dans Paris, avec son armée, aux applaudissements des bourgeois et du peuple. On ne pensa plus qu’à obéir. La noblesse avait essayé de reprendre les errements de 1614; mais le Parlement l’avait contrariée; et le Tiers État l’avait abandonnée. Le Parlement qui fit la paix de Saint-Germain en 1649, n’avait pas même daigné parler des états généraux, qui devaient pourtant, aux termes de [p.XXV] la lettre du 23 janvier, s’ouvrir quatre jours après la clôture de la conférence de Ruel; en 1651, il avait menacé d’un arrêt l’assemblée de la noblesse. Pendant les quatre années de la Fronde, on ne voit ni un acte de l’Hôtel de Ville de Paris, ni une manifestation de la bourgeoisie ou du peuple qui, sur ce point, ne se conforment aux dispositions du Parlement.
Faut-il ajouter qu’en 1648, comme en 1610, on sortait d’un règne victorieux et fort, et que si Henri IV avait livré Biron au bourreau, Louis XIII lui avait abandonné Chalais, Marillac, Cinq-Mars, Montmorency? Mais Marie de Médicis était loin de posséder le jugement, la fermeté, la constance d’Anne d’Autriche; et Concini n’avait pas plus l’habileté infinie, la pénétrante sagacité que la souplesse merveilleuse de Mazarin. Les rapports d’analogie qui existent entre les deux époques, sont si frappants qu’on put reprendre, pour la Fronde, des pamphlets de la minorité de Louis XIII, sans craindre de n’être pas compris de la multitude. C’est ainsi que parurent en 1649 et 1650, les uns avec quelques modifications nécessitées par les changements de personnes, les autres dans toute la pureté de leur texte primitif: l’Ambitieux ou le Portrait d’Elius Sejanus, le Sejanus romain, l’Avis salutaire donné à Mazarin pour sagement vivre à l’avenir, le Bon François à M. le Prince, le Caquet de l’accouchée, le Diogène françois, le Donnez-vous de garde du temps qui court, le Gentilhomme françois armé de toutes pièces, les Lunettes à toutes âges, le Manifeste de M. le Prince envoyé au C., le Dialogue du berger Damon et de la bergère Sylvie, qui, composé pour l’emprisonnement de Henri II, prince de Condé, put être appliqué, sans y changer un seul mot, à l’emprisonnement du grand Condé, son fils.
La Fronde a été une réaction contre le ministère du [p.XXVI] cardinal de Richelieu, comme les troubles de la régence de Marie de Médicis avaient été une réaction contre le gouvernement de Henri IV. On ne repoussait rien avec tant d’horreur que ce qui était appelé, dans le langage d’alors le ministériat. Dans ses remontrances du 26 janvier 1649, le Parlement exprimait ainsi la doctrine du gouvernement en France: “La loi fondamentale de la monarchie veut qu’il n’y ait qu’un maître en titre et en fonctions; de sorte qu’il est toujours honteux au prince et dommageable aux sujets qu’un particulier prenne trop de part à son affection et à son autorité, celle-là devant être communiquée à tous, et celle-ci n’appartenant qu’à lui seul.” Je ne crains pas d’affirmer que tel a été, du premier au dernier jour, l’esprit de la Fronde.
Un pamphlétaire, l’auteur anonyme du Second discours d’État et de religion, a très-bien exprimé la raison de l’impatience publique par ce mot: “Il y a trente-huit ans que la France est gouvernée par des régences de favoris et de ministres.” On avait retenu, des mœurs féodales, ce principe, que la liberté française consistait à ne rendre obéissance qu’au roi. La puissance ministérielle apparaissait donc en même temps et comme une usurpation sur l’autorité royale, et comme une injure au caractère de la nation. On ne la voyait pas seulement avec répugnance, avec chagrin, mais avec haine, avec une haine furieuse qui ne craignait pas de dire, comme dans le Jugement rendu sur le plaidoyer de l’auteur de la Vérité toute nue: “Louis XIII s’était acquis tant de bienveillance de tous les Français par l’assassinat du maréchal d’Ancre qu’il n’aurait jamais pu la perdre.” Je ne sais plus quel écrivain se plaignait, en 1651, de ne pas trouver entre tous les gentilshommes qui tenaient le parti des princes, un cœur de Vitry. L’opinion de la Fronde [p.XXVII] était unanime pour Henri III contre les Guises, et contre Concini pour Louis XIII.
Dans le parti contraire, plus d’un bon serviteur du roi répétait assurément, avec le vieux Brienne: “Je ne connais de ministre qu’à Charenton ou aux Mathurins.” Claude Joly raconte, dans son Histoire de la prison de M. le Prince, que le duc d’Orléans prononça, en plein Parlement, ces paroles: “Je reconnais que ce mot de ministre est une usurpation depuis quelques années, et qu’il ne devrait point être admis.” L’auteur des Très-humbles remontrances faites au roi dans son avènement à sa majorité définit ainsi le ministériat: “C’est un venin doux et lent qui corrompt les parties les plus saines de l’État, un charme trompeur pour le peuple, un piège tendu à la royauté.” Mais voici l’expression la plus curieuse de cette opinion: le Politique universel explique la chute des anges rebelles par ce fait qu’il y avait au milieu d’eux un premier ministre.
Est-il possible de ne pas voir là une réaction violente de la pensée publique contre ce qu’un pamphlétaire appelait, tout à l’heure, énergiquement la régence du cardinal de Richelieu? Prenons garde que si cette réaction a eu sa doctrine, c’est que déjà elle s’était manifestée dans les faits. Le premier acte du Parlement de Paris, en 1648, n’avait-il pas été de supprimer les intendants de justice, police et finances, qui lui avaient été substitués dans les provinces pour une bonne part de ses attributions? Quand on en vint à rédiger la fameuse déclaration d’octobre, il se montra assez facile sur l’article dit de la sûreté publique, qui garantissait les princes et les courtisans contre l’emprisonnement arbitraire; mais il ne relâcha rien de sa prétention à être rétabli dans la plénitude de sa juridiction criminelle; et il insista, avec autant de persévérance que de vigueur, pour que ses membres ne pussent [p.XXVIII] être troublés, ni inquiétés à l’avenir dans l’exercice de leurs charges par lettres de cachet ou autrement. De leur côté, les princes, et à leur suite les grands seigneurs, cherchaient à ressaisir les charges de la cour et de l’armée, les gouvernements de provinces et de places que Richelieu leur avait enlevés. C’était le dernier gage de leur autorité et de leur indépendance. Quand ils auront été définitivement vaincus par Louis XIV, il ne leur restera plus qu’à se faire ministres sous Louis XV.
On obéissait au même esprit de réaction dans les provinces. En Normandie, c’était pour le Parlement une question d’argent; en Provence et en Guyenne, à la question d’argent se joignait une question de suprématie et de domination. Le Parlement de Rouen et celui d’Aix voulaient la suppression des semestres, dont l’établissement avait considérablement réduit le prix de leurs charges. Le Parlement de Bordeaux avait tout simplement supprimé, par arrêt, la Cour des Aydes qui siégeait à Agen; et il avait, par le même arrêt, repris les attributions dont l’édit de création de cette cour l’avait dépouillé. En Normandie, le gouverneur et le Parlement furent d’accord, en 1649, pour seconder la Fronde; en Provence le comte d’Alais, en Guyenne le duc d’Épernon, restèrent fidèles au roi contre les Parlements. Pendant les troubles de 1650, le Parlement de Rouen ne fit pas la moindre démonstration pour la cause des princes, qui était aussi celle du gouverneur de la province. Il avait été désintéressé par la suppression du semestre. Si le Parlement d’Aix obtint, dans l’affaire du semestre, la satisfaction qu’il demandait, il ne réussit pas tout d’abord à éloigner le comte d’Alais. Il continua donc ses luttes; mais le bruit n’en fut presque pas entendu hors de la Provence. Le Parlement de Bordeaux qui ne prétendait [p.XXIX] à rien moins qu’au titre de Majesté, se jeta avec emportement dans toutes les querelles des princes, en haine du duc d’Épernon; et les peuples de la Guyenne, qu’il avait appelés à la révolte, demeurèrent les derniers sur le champ de bataille de la Fronde. Le prince de Condé avait quitté Paris et la France qu’ils combattaient encore.
Le cardinal de Retz a dit que, dans les premières agitations qui suivirent les jours heureux de la régence, on chercha les lois, et qu’on ne les trouva plus. Ce n’étaient pas les lois qu’on cherchait. Le terrible pouvoir de Richelieu avait longtemps courbé toutes les têtes. Quand le tout-puissant ministre fut mort, on se sentit plus libre; on se releva. On commença par jouir de sa liberté; puis on voulut l’essayer. On étendit les mains autour de soi. On ne trouva qu’une reine facile jusqu’à la prodigalité, un ministre bienveillant jusqu’à la faiblesse. On se montra exigeant alors. Princes, courtisans, parlement, peuple, ce fut à qui reprendrait ce qu’il avait perdu sous le règne précédent; mais comme la cour ne put pas contenter tout le monde, les cupidités se plaignirent; les ambitions s’emportèrent; des haines éclatèrent dans toutes les classes, dans toutes les conditions, à la cour et à la ville, dans l’armée et dans la magistrature, dans le clergé même. Mazarin, moins puissant et moins redouté que Richelieu, fut pourtant en butte à tous les ressentiments. On éleva aussitôt contre le ministériat une doctrine; et nous venons de voir qu’on la poussait jusqu’à l’assassinat! Mais plus on abaissait et plus on niait la puissance ministérielle, plus on exaltait l’autorité royale. Il était d’opinion et de principe que personne ne devait être assez hardi pour résister aux commandements du roi. Seulement il fallait que les commandements fussent directs, qu’ils vinssent bien réellement du roi et [p.XXX] non d’un premier ministre. C’est avec cette subtilité qu’on se crut dispensé d’obéissance, un an encore après la majorité.
Voilà la Fronde. Je ne crains pas de dire que ses opinions et ses manifestations expliquent, autant du moins que le désordre où elle avait mis l’État, la puissance absolue de Louis XIV. J’aime la naïveté de ce mot de mademoiselle de Montpensier, parce qu’elle exprime admirablement la disposition des esprits: “Contre le roi, je ne vis jamais personne qui avouât d’en avoir été.” Tout le monde, en effet, fut pour le roi à toutes les époques de la Fronde; et il est vrai que, dans cette exaltation de la majesté royale, qui est le caractère le plus marqué de son règne, Louis XIV ne fut que le complice de ses sujets.
*
Dans cette double succession d’intérêts et d’événements dont je viens d’esquisser rapidement le tableau, les pamphlétaires, il est facile de le comprendre, ont dû former plusieurs catégories très-distinctes. Les uns ont été acteurs directs de la Fronde, comme le cardinal de Retz; leur plume obéissait à une conviction personnelle ou à une exigence de parti. D’autres, écrivains mercenaires, s’étaient vendus à une coterie ou à un homme. Entre ceux-ci, le plus célèbre est Dubosc Montandré. Les deux Laffemas, Du Châtelet, Verderonne, composaient des pamphlets pour s’amuser. Davenne cédait à sa folie. Mathieu de Morgues revenait à un ancien métier, qui lui avait valu, avec la haine de Richelieu, une assez grande renommée. Sandricourt, Du Pelletier, Nicolas Jamin, Mercier, Mathieu Dubos, Mengau, Du Crest, spéculaient sur la vente de leurs écrits. Enfin c’était la tourbe des séditieux qui ne demandaient qu’à faire du bruit, et des affamés qui cherchaient dans le scandale leur pain de chaque jour; [p.XXXI] car tout le monde, alors se mêlait d’écrire. “Il n’y avait enfant de bonne mère, dit l’auteur anonyme de la Lettre du sieur Lafleur, il n’y avait aucun véritable Français qui ne se crût obligé de donner une pièce au public.” Dans le Remerciement des imprimeurs au cardinal Mazarin, on trouve ce passage, qui est à peine une hyperbole: “Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés; l’autre moitié en compose: le parlement, les prélats, les docteurs, les prêtres, les moines, les religieux, les chevaliers, les avocats, les procureurs, les clercs, les secrétaires de Saint-Innocent, les filles du Marais.” Quelques barbouilleurs de papier se mettaient aux gages des libraires et s’obligeaient à fournir des pamphlets, à tant par semaine. Mathurin Questier, imprimeur sans crédit et sans argent, était de ce nombre. Suzanne de Nervèze, qu’on peut croire sœur de cet Antoine qui s’est honoré par sa lettre au prince de Condé pendant la minorité de Louis XIII, Suzanne de Nervèze, fille au moins septuagénaire, n’avait pas chez elle un bon dîner, suivant l’expression de la Fourberie découverte. Charlotte Hénault était à la fois la sœur et la servante de Jean Hénault, le libraire. Un pauvre pamphlétaire, l’auteur des Généreux sentiments de Mademoiselle, raconte qu’ayant été offrir à un grand seigneur un libelle de sa façon, il avait eu le visage égratigné par un singe, parce que son habit, tout déchiré, lui donnait l’aspect d’un mendiant.
Il est remarquable que l’intervention de personnages ou de littérateurs célèbres dans la guerre des pamphlets ne date, en quelque sorte, que de 1651. Jusqu’à cette époque, la presse est à peu près abandonnée aux écrivains de la Samaritaine et aux secrétaires de Saint-Innocent: aussi les pamphlétaires qui ont exploité le blocus de Paris, sont-ils restés presque tous [p.XXXII] inconnus. “Peu de bonnes plumes, dit Naudé, ont eu part à toutes ces compositions burlesques.” C’est de loin en loin qu’on rencontre quelques noms, soustraits, pour d’autres raisons, à l’oubli, comme ceux de Balzac, Laffemas, Cohon, Faure, Verderonne. Encore les quatre derniers défendent-ils la cause de la cour. Pourtant, Croissy et Portail appartiennent au parti du Parlement; mais Portail n’a certainement écrit son Histoire du temps qu’après la paix.
Les pamphlets sont très-rarement signés. Quand ils le sont, c’est d’un nom à peu près inconnu aujourd’hui, ou d’un pseudonyme, comme Nicolas Ledru, Sandricourt, Dorandre. Quelquefois ils portent des initiales ou des désignations arbitraires, dont il est presque impossible de pénétrer le sens. On en trouve, cependant, que des auteurs honorables ont avoués publiquement par leurs signatures. J’en citerai deux exemples qui n’ont pas été donnés sans courage; ce sont ceux du Père Magnien et de l’abbé de Lescalopier, qui n’ont pas craint de prendre hautement la défense de la reine, attaquée avec la plus odieuse violence.
Naudé a publié, dans son Mascurat, un signalement des bonnes pièces. Selon lui, on peut croire qu’une Mazarinade est de quelque valeur, quand elle n’a pas de premier feuillet blanc; ou quand l’impression est menue et compacte; ou encore quand elle se compose de six à sept feuillets; à plus forte raison quand elle réunit toutes ces conditions à la fois. Ces remarques peuvent être bonnes pour les pamphlets de 1649. Toutefois il ne faut pas douter qu’il n’y ait de nombreuses exceptions. Pour les écrits des trois années suivantes, les indications de Naudé sont tout à fait sans application. Il n’existe pas, à mon avis, de données qui autorisent à juger du mérite d’une pièce rien qu’à son aspect.
[p.XXXIII] J’en dirai autant des noms des imprimeurs. Les plus séditieux pamphlets, suivant Naudé, sont sortis des presses de la veuve Coulon. “Robert Sara, au contraire, la veuve Guillemot et Cardin Besoigne n’ont pas imprimé des pires.” Encore une fois, j’admets tout cela pour 1649; mais il n’y a rien à en conclure pour les trois dernières années de la Fronde. J’ai dressé une liste de tous les imprimeurs et libraires dont les noms se lisent sur le titre ou à la fin des Mazarinades. On en compte environ cent cinquante, tant de Paris que des provinces. Je ne pense pas qu’on puisse désigner avec certitude ceux qui se sont signalés par les publications les plus remarquables, quelque sens qu’on attache à cette épithète… Morlot, qui faillit être pendu pour la Custode de la reine, a publié, à la louange d’Anne d’Autriche, des pièces pleines de chaleur.
Un pamphlétaire qui apparemment devait avoir de bons renseignements, l’auteur de l’Anti-Satyre, a dit des écrivains, qu’il prétendait bien défendre: “Il leur est indifférent de louer ou de blâmer, de noircir ou de blanchir la vie d’un homme, de justifier ou de condamner ses actions, de faire son satyrique ou son apologie, de le mettre au rang des saints ou des démons… De croire que les auteurs, au moins pour la plupart, épousent quelque parti, et n’écrivent qu’avec dessein, c’est une tromperie manifeste… J’en connois de qui la plume est toujours mal taillée, lorsqu’il faut tracer des invectives, ou écrire les fourbes du vice.” Ce qui était vrai des écrivains, l’était au moins autant des imprimeurs. Les uns et les autres n’avaient, dans leur conduite, d’autre règle que l’opinion populaire, d’autre passion que l’amour du gain. La seule chose qu’il soit utile de savoir, c’est que Guill. Sassier fut nommé imprimeur du maréchal de L’Hôpital, le 16 mars 1650, Vivenay, imprimeur du prince de [p.XXXIV] Condé, vers la fin de la même année, et que la veuve Guillemot reçut un brevet du duc d’Orléans le 2 décembre 1651. Ces faits établissent le caractère officiel, en quelque sorte, de certains pamphlets.
Aux écrivains du Pont-Neuf, les imprimeurs du mont Saint-Hilaire; c’est dans l’ordre. La plus grande partie des Mazarinades a été imprimée autour du Puits-Certain. On ne peut rien imaginer de plus médiocre en typographie. Le papier est mauvais et sale; les caractères sont usés, l’encre pâteuse, la justification irrégulière, la correction détestable. Ce n’est plus l’art; c’est le métier.
Les pièces des auteurs qui s’étaient mis aux gages des libraires, ou qui plaçaient l’espoir de leur journée sur un libelle, étaient quelquefois livrées à l’imprimeur avant même d’avoir été achevées; mais, en général, les meilleures, les plus importantes, celles qui avaient été calculées avec le plus de soin, et dont les partis attendaient le plus d’effet, circulaient d’abord manuscrites. On les communiquait à ses amis; on les lisait dans les réunions politiques; les plus curieux en prenaient des copies; tout Paris en parlait déjà, qu’elles n’avaient pas encore paru. Il arrivait que, dans ce mouvement de circulation mystérieuse, une copie tombait entre les mains d’un libraire, qui s’emparait du pamphlet, le faisait imprimer pour son compte, et le vendait. C’est ainsi que les premières gazettes imprimées de Loret ont reçu une publicité contre laquelle il protesta vainement, et dont il ne cessa de demander vengeance, jusqu’au moment où un accident, arrivé à son copiste, le décida à les donner lui-même à l’impression. On rencontre parfois deux éditions d’un même livret, de la même date, mais chez deux libraires et avec deux titres différents. On peut croire que le livret a été publié sans la participation de l’auteur, sur des [p.XXXV] copies qui couraient, et que les libraires avaient ramassées.
Bernard de Bautru, avocat au Parlement de Paris, fut enfermé au Châtelet pour délit de presse, au mois de mai 1649. Il s’agissait du Discours sur la députation du Parlement au prince de Condé. On ne l’accusait pas de l’avoir écrit: tout le monde l’en reconnaissait parfaitement incapable. Son crime était d’avoir offert ce pamphlet à Desdin d’abord, puis à Boucher, pour l’imprimer. Ce procès fit un très-grand bruit. Guy Joly dans ses Mémoires, Guy Patin dans ses Lettres, en parlent assez longuement. Ni l’un ni l’autre n’a songé à relever cette circonstance de l’accusation. C’est qu’apparemment elle n’avait rien que d’ordinaire. Bautru soutient, dans son Factum, que le Discours avait été répandu en manuscrit, plus d’un mois avant d’être imprimé, et qu’il n’avait pas été nécessaire d’engager les libraires, si friands de pareils morceaux, à le mettre sous la presse. C’était, en effet, une bonne fortune que la rencontre d’un libelle injurieux, à la fois, pour le prince de Condé et pour le Parlement.
Il fut acquis au procès que Bautru aimait à faire copier des pamphlets par son clerc. Talon raconte que le cardinal de Retz lui apporta, en manuscrit, l’Avis important et nécessaire à M. le duc de Beaufort et à M. le coadjuteur, et qu’il le lui présenta comme une pièce dont il avait fort à se plaindre. L’Avis ne fut imprimé que plusieurs jours après. J’ai lu dans une lettre de Bonair qu’il avait composé plus de 150 pamphlets en faveur du cardinal Mazarin, qui n’avait pas voulu qu’ils fussent imprimés. Faisons rire, dit l’auteur de la Poésie sur la barbe du P. P.,
Faisons rire
Tous ceux qui ces vers écriront,
Ou, écrits, après les liront.
[p.XXXVI] Dans la Pierre de touche aux Mazarins, Saintot, le conseiller au Parlement, est accusé de donner des relations manuscrites à certains cabaretiers. Enfin, l’écrivain qui a composé la Retraite de Mazarin et de ses nièces à Cologne, dit qu’il répond à un pamphlet non imprimé, le Fantôme errant de Mazarin.
On accordera aisément que les Mazarinades qui circulaient d’abord manuscrites, ne pouvaient être que les meilleures. Elles provenaient, en effet, ou des chefs de la Fronde, comme Gondy, ou de leurs serviteurs particuliers, Caumartin, Sarrazin, Portail. Pour de tels écrivains, c’était une affaire de parti, et non de spéculation. Il semble résulter de la Lettre d’un Bordelais à un bourgeois de Paris que le coadjuteur donnait, au commencement, ses pamphlets, et qu’il avait fini par les vendre. L’auteur demande ironiquement si c’est que Gondy veut se récompenser des refus de bénéfices ecclésiastiques dont il se vante tant. “Car, ajoute-t-il, je ne peux pas penser qu’il ait besoin de racheter la vaisselle qu’il a engagée, sans être tenté d’accuser les Parisiens d’une ingratitude sans pareille.” Quant aux Mazarinades qui ne trouvaient pas d’imprimeur, c’étaient infailliblement les plus mauvaises. Pour peu qu’on ait jeté les yeux sur cet amas de pièces, où il y en a tant de grossières, de sottes et de niaises, on aura peine à croire que d’autres aient été assez détestables pour être refusées par les libraires. Cela est vrai pourtant. Un pamphlétaire se plaint d’avoir été obligé de mettre en vers un de ses livrets, le Philosophe malotru, parce que personne n’en avait voulu en prose. Mathurin Questier était imprimeur; mais il n’eut garde d’imprimer ses propres pamphlets, qu’il signait cependant.
En général, les écrivains de métier vendaient leurs manuscrits aux libraires. Néanmoins, quelques-uns [p.XXXVII] faisaient les frais de l’impression, et couraient les chances de la vente directe. C’était le très-petit nombre. Mengau, qui avait confié ses deux premiers Avertissements aux presses de Jacques Boucher, porta le troisième chez Jean Brunet, parce que Boucher avait annoncé qu’il était substitué, pour dix ans, au privilège de l’auteur. Plus tard, il changea encore Brunet pour Papillon. D’autres pamphlétaires semblent avoir conservé un intérêt dans la vente par colporteurs. Au moins les voit-on rappeler, sur chaque livret nouveau, ceux qu’ils ont publiés antérieurement, en indiquer les prix et exciter, par des provocations directes, le lecteur à les acheter. Sandricourt manque rarement de cette précaution.
Mais, plus ordinairement, l’aliénation des manuscrits au profit des imprimeurs ou libraires était complète et absolue. Une pièce de prose ou de vers était payée trois livres, la rame; en d’autres termes, l’auteur recevait trois livres par chaque rame de papier imprimé. Quand la pièce promettait de grands profits par sa violence ou par son obscénité, l’imprimeur allait jusqu’à quatre livres; mais c’était fort rare. Il y avait des écrivains qui, moyennant une pistole ou dix livres, s’engageaient, dit Naudé, à faire rouler la presse, toute la semaine.
L’imprimeur, après cela, tirait parti de son marché comme il l’entendait. Il paraît que, peu confiant dans le génie des pamphlétaires, que Sandricourt appelle plaisamment des rabolisseurs, il remettait, pour l’ordinaire, le payement de l’auteur après la vente de la pièce; quelquefois il consentait à faire une modique avance, s’il faut en croire le poëte burlesque qui, dans l’Adieu et le désespoir des auteurs, n’a parlé sans aucun doute que des écrivains du plus bas étage; mais il s’arrangeait de manière à ne rien perdre au règlement des [p.XXXVIII] comptes; et il renvoyait le pauvre pamphlétaire avec ces paroles, qui pouvaient être une menace autant qu’une promesse:
Sans doute vous aurez le reste
Quand le papier sera vendu.
Il faisait venir ensuite des colporteurs, et leur distribuait les exemplaires du pamphlet qu’il fallait vendre. À quelles conditions? je ne le sais pas très-clairement. Voici cependant ce qui me paraît le plus probable: le colporteur avait un droit proportionnel sur le prix de la marchandise qu’il avait vendue.
Six deniers pour quatre feuillets
Entrent, dans mon gousset, tout nets,
L’imprimeur payé de sa feuille,
dit un colporteur dans le Remerciement burlesque. Or, le prix fixe de chaque exemplaire était de deux liards ou six deniers le feuillet. Le droit proportionnel du colporteur était donc du quart.
Ceux
Qui veulent avoir quelque chose,
Soit en vers ou bien en prose
Ils paient deux liards le cahier.
J’ai accepté cette donnée, que m’a fournie le Politique burlesque, parce qu’elle s’accorde avec le tarif, imposé aux imprimeurs du roi par leur privilège même, pour la vente des pièces officielles, telles que Lettres, Déclarations, Édits, Arrêts, etc. Toutefois, je dois avouer que deux pamphlets parlent d’un sol tapé, qui est, si je ne me trompe, le sol marqué, connu de nos jours encore et récemment démonétisé. Ce sol valait six liards.
Pour l’appétit d’un sol tapé,
Quoi! vous voulez vous faire pendre!
est-il dit dans l’Adieu des Écrivains. L’Entretien politique de Jaquelon et Catau [p.XXXIX] se termine par cette phrase prophétique: “Je gage que les colporteurs vendront notre Entretien pour un sol tapé.” Enfin, l’auteur de la Suite et deuxième partie du burlesque on de ce temps s’adresse en ces termes à ses vers:
Belles rimes, on vous envoie
Encore un coup tirer le sou.
Ce n’est plus le sou tapé. Sandricourt veut qu’on paye ses écrits six ou douze deniers sans marchander: six deniers, ce sont les deux liards du Politique burlesque; douze, c’est le sou du Burlesque on. Il est facile de concilier, je crois, ces données, dont la différence n’est peut-être qu’apparente, en admettant que les douze deniers de l’un et le sou de l’autre sont le prix de deux feuillets. Il y a bien peu de pamphlets qui n’aient pas plus de quatre pages.
Guy Joly prétend qu’il a été vendu cinq mille exemplaires des Intrigues de la paix en fort peu de jours. Ce pamphlet est composé de huit pages ou deux feuillets. Ainsi il coûtait un sol l’exemplaire; c’est, pour les cinq mille exemplaires, deux cent cinquante livres. Sur cette somme, les colporteurs ont prélevé soixante-deux livres dix sous. Leur métier aurait été bon si tous les pamphlets de la Fronde avaient eu le même succès; il aurait été meilleur que celui des écrivains; et vraiment il en a bien été quelque chose. Aussi est-il arrivé que des auteurs n’ont pas dédaigné d’exercer la profession plus modeste, mais plus lucrative, de colporteur. À leur tour, il est vrai, des colporteurs ont eu l’ambition de s’élever au rang des auteurs; et plus d’un s’était donné la satisfaction d’écrire le pamphlet qu’il débitait. On serait fort embarrassé de marquer le point précis où cessaient de se confondre les deux industries.
[p.XL] Si j’en crois un pamphlétaire, les colporteurs n’étaient pas moins de huit cents ou mille. “Les violons sont devenus gazetiers, dit l’auteur du Hasard de la blanque renversée; comme ils sont dispos et légers du pied, ils vont d’un bout à l’autre de Paris en trois ou quatre caprioles; et comme ils sont connus dans les plus grandes maisons, au lieu de sarabandes, ils donnent des pièces d’état.” La concurrence entre les colporteurs était fort active; et la presse n’y suffisait pas toujours. Pour avoir des Courriers françois en prose, par exemple, il fallait déposer des arrhes dès la veille. Ceux qui négligeaient cette formalité, de condition absolue, étaient bien certains de n’en plus trouver quand ils se présentaient.
J’ai vu, dans la collection des gravures historiques de M. Alexandre Vattemare, une planche où le colporteur tient avantageusement sa place, et qui est assez rare pour qu’on soit bien aise d’en trouver ici la description. Le sujet est la fondation de la Gazette de Renaudot.
À peu près au centre du tableau, la Gazette, grande, forte et belle femme, est assise sur un trône élevé de trois marches. Sa robe grecque est recouverte d’un manteau, brodé de langues et d’oreilles. Elle tend la main gauche à un cavalier français, qui lui présente une lettre; et de la droite, elle désigne un personnage assis à ses pieds et qui tient, à la main, une plume. Ce personnage que le graveur a désigné sous le nom du greffier, c’est Théophraste Renaudot. On le reconnaît aisément à sa robe de médecin, et surtout à son nez, qu’une raillerie de Guy Patin et les sarcasmes des pamphlétaires du temps ont rendu fameux. À la gauche du trône, et sur la seconde marche, la Vérité est assise, les bras croisés, apparemment pour protester qu’elle n’a point de part à l’œuvre de la Gazette. Du [p.XLI] même côté, un peu en arrière du cavalier français, on voit arriver à pied l’Espagnol, l’Américain, le Flamand, l’Allemand, l’Italien, tous porteurs de lettres. Dans le fond, à la droite de la Gazette, trois personnages, coiffés de chapeaux à plumes, s’approchent, avec précaution, de Renaudot. Celui qui est le plus en vue, compte de l’argent dans sa main, en même temps qu’il parle bas au gazetier, qui l’écoute évidemment avec intérêt. Cet épisode me paraît justifier pleinement l’attitude de la Vérité. On aperçoit d’ailleurs, debout derrière Renaudot, une figure allégorique qui tient un masque à la main. Enfin sur le premier plan, du même côté, le colporteur, jeune, grand, élancé, est fièrement campé sur la jambe droite. Il attend, pour commencer sa tournée, que les exemplaires de la Gazette lui soient remis. Devant lui, pend, par une courroie qui lui passe sur l’épaule droite, un panier en osier, de formé carrée, sans couvercle. C’est son magasin, sa boutique. C’est là qu’il entasse les journaux, les pamphlets, les livrets de toutes façons, qu’il va vendre. À son épaule gauche est attaché un manteau court, qu’il peut, quand il est en crainte de la police, étendre sur son panier.
Ainsi équipés,
Chargés de boutique d’osier,
dit l’auteur de la Nocturne chose du lieutenant civil, les colporteurs se répandaient par les rues, à peu près comme font aujourd’hui les crieurs de la police. Il paraît que le travail de l’imprimeur se faisait pendant la nuit; car Naudé raconte que les Mazarinades étaient criées le matin, sortant de la presse, ainsi que les petits pâtés sortant du four, “à la même heure qu’anciennement à Rome, on vendoit le déjeuner des petits enfants.” C’est, comme on voit un usage fort ancien [p.XLII] que celui qui prévaut, de nos jours encore, dans le journalisme.
Mais les pamphlets n’étaient pas toujours du goût de la multitude au milieu de laquelle on les criait. En 1649, le peuple n’aurait pas aimé qu’on lui eût offert les louanges de Mazarin. En 1651, il était partagé entre les deux Frondes. Le parti qui lisait avec le plus d’avidité les écrits des princes, rejetait brutalement ceux du coadjuteur; et, de leur côté, les partisans du coadjuteur ne se montraient pas plus tolérants envers les serviteurs des princes. Les colporteurs étaient donc quelquefois hués, injuriés, poursuivis, battus même. On les faisait soutenir alors par des hommes armés de bâtons. Ainsi la publication d’un pamphlet devenait la cause de rixes violentes, surtout aux abords du Pont-Neuf. Piarrot, de l’Agréable conférence des deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency, Piarrot, attiré à Paris par la curiosité, reçut, dans une de ces bagarres, tant de coups qu’il en faillit rester sur la place. Le cardinal de Retz fit appuyer, par cinquante hommes, les colporteurs de la Défense de l’ancienne et légitime Fronde. Talon nous apprend que ceux de la déclaration contre le prince de Condé furent battus.
C’était le temps des passions les plus emportées; mais enfin tout s’use. Les pamphlets perdirent leur crédit. Le public ne les achetait plus. Que faire? on inventa, ou mieux, on perfectionna les placards. Si j’en croyais le livret intitulé: Le bon François au véritable Mazarin, les premiers placards auraient été dirigés contre le prince de Condé, en 1650. “L’usage du placard est un abus que M. le Prince n’a pas inventé. Sa prison a été le produit des affiches sanglantes que l’on a publiées, pour décrier sa conduite dans le public.” Mais on en avait vu dès 1649, pendant les négociations de la paix. C’est d’ailleurs seulement en [p.XLIII] 1652 qu’ils sont devenus les auxiliaires, et quelquefois les rivaux des pamphlets. On rencontre des écrits de cette époque qui, imprimés en cayers, ont été réimprimés en placards; d’autres, dont on a extrait, pour les afficher, les meilleurs passages.
La police faisait aux placards une guerre acharnée. Elle les déchirait partout où elle les trouvait; mais quelquefois, il lui fallait livrer bataille pour s’en saisir. Le placard qui montrait le cardinal Mazarin pendu en effigie, ne put pas être arraché sans qu’il en coûtât du sang. Il y eut meurtre au bout du Pont-Neuf pour l’affiche intitulée: le Maréchal de Turenne aux bons bourgeois de Paris. Souvent les partis faisaient, sur ce point, la police pour leur propre compte. Il n’y avait pas plus de sûreté pour les afficheurs que pour les colporteurs. On imagina alors l’ingénieux moyen que voici: quand la nuit était venue, des hommes sortaient d’une maison, portant, sur le derrière de leurs épaules, chacun une affiche étendue et enduite de colle. Ils se glissaient par les rues les plus obscures; et dès qu’ils trouvaient un moment favorable, ils se renversaient contre une muraille ou contre la porte d’une église par un brusque mouvement; en se relevant, ils laissaient des placards qui, le lendemain, appelaient les regards du populaire. C’est ainsi que fut affichée l’amnistie de 1652.
Un prêtre, dans le même temps, avait le courage de lire du haut d’une chaire, dans la grande salle du Palais, une lettre du roi, qui autorisait les assemblées du Palais-Royal, malgré les arrêts du Parlement. La Fronde était maîtresse encore de Paris; mais elle n’avait plus le peuple avec elle. Le Palais, cependant, était le rendez-vous ordinaire des frondeurs et des nouvellistes. C’était là que venaient aboutir tous les bruits de la ville, et de là qu’ils se répandaient dans [p.XLIV] les provinces par les journaux et par les pamphlets. Le Courrier françois et le Courrier de Bordeaux, par exemple, étaient écrits, en quelque sorte, aux portes de la Grand’Chambre.
C’est ici que, dessus nos bancs,
On fait les Courriers allemands
Ceux qu’on appelle polonois,
Et tous les Courriers françois,
dit le Politique burlesque. On peut croire qu’il s’agit des réunions du palais dans la Pièce d’État, quand le pamphlétaire dit qu’il a vu, trois fois, l’auteur de l’Apologie des Normands “dans les assemblées des politiques.” Les écrivains se rencontraient là, sans doute; ils s’y voyaient; ils y causaient des nouvelles du jour; mais il ne paraît pas qu’ils aient entretenu des relations plus intimes. Aussi quand l’auteur de la Véritable censure de la lettre d’avis, etc., voulut faire appeler celui de la Réplique, il fut obligé de s’adresser à l’imprimeur, que, pour le dire en passant, le titre du pamphlet ne fait pas connaître: “Pour mon nom et ma demeure, un gentilhomme de mes amis en fut instruire votre imprimeur, afin d’apprendre le vôtre.” C’est d’ailleurs le seul trait de ce genre que je puisse citer. La polémique était de la plus extrême violence; elle ne ménageait point ses paroles. Audacieuse et cynique, elle rendait toujours la pensée la plus insolente par le mot le plus dur. Les pamphlétaires ne s’en offensaient pas. Entre les libertés dont jouissait la presse, il faut compter celle d’être injurieuse jusqu’à la diffamation, et grossière jusqu’à la brutalité.
On peut dire que la plus grande activité de la politique se partageait entre le Palais et le Pont-Neuf. Au Palais, se réunissaient les chefs, les agents et les lettrés de la Fronde; au Pont-Neuf, se heurtaient les colporteurs, les crieurs, les chanteurs et toute la foule [p.XLV] du peuple. Les pamphlets étaient conçus, médités, écrits au Palais; au Pont-Neuf, on les vendait. Quand le populaire avait bien crié, bien vociféré, bien menacé au Palais, il se battait au Pont-Neuf. Ce qui n’était au Palais qu’un tumulte, était, au Pont-Neuf, une émeute.
Placé presque au centre de Paris, à la sortie du Palais, entre le Louvre et le Palais-Royal d’un côté, de l’autre l’hôtel de Condé et le Luxembourg, le Pont-Neuf était assurément l’endroit le plus fréquenté de la ville. La foule s’y pressait à toute heure du jour. Elle y faisait cercle autour de Cormier, dont on applaudissait avec fureur les tours de gibecière; elle s’arrêtait, en passant, devant la boutique de Comelet, qui faisait commerce d’astronomie en plein vent; ou bien elle demandait à l’Orviétan la drogue qu’il avait eu l’adresse de faire approuver par douze docteurs de la Faculté de Médecine. Le Savoyard y chantait pour elle des chansons populaires au pied de la statue de Henri IV; et les filous, toujours à l’affût des occasions, y faisaient leurs meilleurs coups. Pendant la Fronde, la politique s’empara de cette multitude si bien disposée pour le tumulte et les cris. C’est sur le Pont-Neuf qu’en 1649, le maréchal de La Meilleraie, serré de près par l’émeute qui pourchassait le chancelier, tua d’un coup de pistolet le syndic des crocheteurs. C’est encore sur le Pont-Neuf qu’en 1652, les filous osèrent fouiller et voler, jusque dans leurs carrosses, les courtisans qui allaient recevoir, à la porte de Paris, le prince de Condé après le combat de Bleneau. Un pamphlétaire cite madame d’Ornano, la duchesse de Châtillon, Fontrailles, le comte de Brancas, le marquis de Mouy, le commandeur de Saint-Simon, le prince de Tarente et son frère, le commandeur de Mercé et cette madame de Bonelle, belle-fille de l’ancien surintendant Bullion, dont parle madame de Sévigné, et qui, dit [p.XLVI] le pamphlétaire, envoya cent fois le Mazarin au diable.
Les parapets du Pont-Neuf ont été les premiers couverts par les étalages des libraires. Ils furent alors envahis par les pamphlets, si bien que l’auteur du Prédicateur déguisé a pu dire que la Samaritaine était la bibliothèque de la Fronde.
Il ne paraît pas que, pendant le blocus de Paris, le Parlement ait fait aucun effort sérieux pour réprimer la licence effrénée de la presse. Il y eut sans doute, dès le 25 janvier, un arrêt qui défendait, aux imprimeurs et colporteurs, d’imprimer et mettre en vente aucuns ouvrages et autres écrits concernant les affaires publiques, sans permission registrée au greffe de la cour; mais comment fut-il exécuté? Deux commissaires avaient été nommés, qui devaient exercer, sur toutes les publications, une sorte de censure. À eux seuls appartenait le droit d’autoriser l’impression et la vente des pamphlets. On trouve sans doute quelques écrits où il est fait mention de l’autorisation obtenue; mais ils sont en très-petit nombre. Il faut que les commissaires aient eu peu de goût pour leurs fonctions; car s’il y a une permission d’imprimer, elle est, le plus ordinairement, donnée par le lieutenant civil.
En général les pamphlétaires se passaient fort bien d’un visa qui ne pouvait pas allécher le public, et dont l’absence restait toujours impunie. Le Parlement fermait les yeux. Je ne crois pas qu’il y ait eu, pendant tout le blocus, une poursuite ou un semblant de poursuite. Faut-il le dire? Je ne crois pas non plus que, pour s’abstenir, le Parlement ait eu besoin d’une excessive indulgence. Assurément les pamphlets étaient hardis, grossiers, insolents, libertins; mais ils ne s’attaquaient guère qu’à des personnages qu’on pouvait, sans trop de dommage, abandonner à la malignité publique. C’était l’époque de la guerre du droit annuel; [p.XLVII] et les questions les plus controversées étaient des questions de finances.
Je ne vois pas que l’arrêt du 25 janvier ait été renouvelé. Celui du 12 mars n’avait pour objet que d’empêcher la publication des conférences de Ruel, qui, terminées la veille, n’avaient pas été approuvées par le Parlement. C’était une simple mesure de prévention et de police.
Mais il devint, par le fait, comme le signal d’un mouvement de répression, qui se développa après la paix avec une certaine énergie. Quand
Paris vit naître l’espérance
D’une fourrée conférence,
On commença de réprimer
Cette licence d’imprimer,
dit très-bien l’auteur de la Nocturne chasse du lieutenant civil.
C’est que les pamphlets les plus odieux sont, tous ou presque tous, postérieurs à la paix de Saint-Germain. Il y eut alors un redoublement de licence, que le cardinal de Retz signale dans ses Mémoires; et madame de Motteville fait remarquer avec raison que les libelles furent plus dangereux après qu’avant la paix. “Avant, dit-elle, ils n’attaquaient que le cardinal Mazarin.”
Il existe un pamphlet (la Requête des auteurs), dans lequel les écrivains “représentés par les plus habiles, tant du haut style du Palais que de celui du Pont-Neuf et de la Samaritaine”, supplient le Parlement de sauver leurs œuvres de la vengeance du cardinal; sinon, ils déclarent qu’ils continueront la guerre à leurs dépens. C’était une plaisanterie dans la pensée de l’auteur: la Requête n’est qu’une pièce burlesque. Dans le fait, la menace s’est réalisée. La paix de Saint-Germain, on le sait, est du 1er avril 1649. Le 28 mai, [p.XLVIII] le Parlement, dont l’inaction avait été gourmandée d’ailleurs dans quelques écrits, se vit obligé de rendre un nouvel arrêt, par lequel il était défendu, à tous sujets du roi, de composer, semer ou publier aucun libelle diffamatoire, à peine de la vie.
À peine cet arrêt avait-il paru, que Bautru était arrêté et écroué dans les prisons du Châtelet, sous l’accusation d’avoir fait imprimer le Discours sur la députation du Parlement au prince de Condé. C’était le lieutenant civil qui dirigeait les poursuites. Le tribunal était le Châtelet. Les lois, invoquées contre l’accusé, étaient la roi romaine, De famosis libellis, l’édit de Nantes, l’ordonnance de Moulins, art. 77, l’édit de pacification de 1577, art. 44: “Défenses, à toutes sortes de personnes, de faire imprimer ou imprimer, mettre en lumière aucun livre, placard ou libelle diffamatoire, à peine de confiscation de corps et de biens.” La peine requise était la mort.
Bautru fut sauvé par l’intervention de Guy Joly, par les sollicitations des frondeurs, surtout du duc de Beaufort, et, je le crois véritablement aussi, par la rigueur même de la loi. Les juges durent être effrayés du châtiment qu’on leur demandait d’appliquer à une faute comparativement légère. Ce qui me confirme dans cette opinion, c’est que le Parlement, qui était aussi insulté que le prince de Condé, ne s’en montra pas moins indulgent, et qu’il confirma la procédure par laquelle le Châtelet, évitant de se prononcer sur la question du fond, avait élargi Bautru, sans ôter au pamphlet son caractère de culpabilité.
Un mois après, l’imprimeur Morlot fut pris au moment même oit il achevait le tirage de la Custode de la reine. Le Châtelet et le Parlement furent inflexibles. Le procès, commencé le 17 juillet, fut terminé le 20 devant les deux juridictions; et Morlot, condamné à [p.XLIX] être pendu, marchait au supplice, quand il fut délivré par les garçons imprimeurs, suivant les uns, suivant les autres, par des écoliers.
C’est le seul exemple que je connaisse de cette application rigoureuse de la loi par le Châtelet et le Parlement, unis dans une pensée commune de répression. Après cela, je ne trouve plus qu’un arrêt prononçant la peine de la réprimande contre Antoine Estienne, coupable d’avoir imprimé, sans permission, les Remontrances du Parlement semestre de Normandie. Il est du 24 septembre 1649. L’affaire n’avait point été portée devant le Châtelet. Le Parlement s’en était saisi directement, parce qu’elle regardait les anciens du Parlement de Rouen, déterminés frondeurs, qui avaient, dès les premiers jours de janvier, rendu arrêt contre le Mazarin. Antoine Estienne dut paraître en personne devant la Cour, pour y être réprimandé par le premier président.
Guy Patin raconte à Spon, dans une lettre du 16 novembre 1649, qu’un petit libraire du Palais, nommé Vivenay, “grand vendeur de pièces mazarinesques, avait été surpris distribuant quelques papiers diffamatoires contre le sieur d’Emery, surintendant; qu’il avait été mis au Châtelet, où il avait été condamné aux galères pour cinq ans, sauf son appel à la Cour, où, ajoute Guy Patin, il y a apparence qu’il ne sera pas si rudement traité.” Sur ce récit, M. Gabriel Peignot a dit, dans un opuscule de 1832, l’Essai sur la liberté d’écrire: “J’ignore quel a été le résultat de l’appel de Vivenay; mais à partir de 1649, on ne le voit plus figurer parmi les libraires de Paris.” J’ignore également comment le Parlement a prononcé dans cette affaire, ou même s’il a prononcé. Il est fort probable que l’appel n’a pas été vidé, et que la sentence du Châtelet est restée simplement comme une menace [p.L] pour tous les colporteurs et distributeurs de pamphlets; au moins puis-je affirmer que Vivenay était encore libraire à Paris en 1651 et 1652. J’ai déjà dit qu’en 1650, il avait été nommé imprimeur-libraire du prince de Condé. J’ajoute ici que le prince lui avait donné un atelier dans son hôtel. Peut-être était-ce pour le soustraire aux conséquences de la sentence du Châtelet.
Le lieutenant civil montrait beaucoup d’ardeur dans ses poursuites contre les Mazarinades. Il usait de toutes les ressources de la police pour découvrir et arrêter les auteurs, les imprimeurs, les colporteurs; il avait, parmi les ouvriers eux-mêmes, ses espions; il faisait des descentes de nuit dans les imprimeries; il demandait à l’autorité ecclésiastique des monitoires; puis quand à force d’activité, d’énergie, de passion, il avait obtenu du Châtelet une condamnation terrible, tout ce beau zèle venait expirer devant l’inertie calculée du Parlement. J’ai rencontré plusieurs indications de procès jugés par le Châtelet. Je n’en connais pas un, excepté ceux de Bautru et de Morlot, qui ait été, devant la Cour, plus loin que l’acte d’appel.
De 1649 à 1652, je ne puis citer que deux noms d’auteurs emprisonnés: Davenne et Bonair. Le premier était un fou, d’abord disciple de Simon Morin, puis prophète pour son compte personnel, et précurseur de lui-même. Le second n’avait pas non plus la tête trop bien faite. Il était pourtant gentilhomme de la garde écossaise et historiographe du roi. Les pamphlets de Davenne sont pleins d’insolence, et d’extravagance aussi. Le crime s’y rachète par la folie. L’insignifiance des pamphlets de Bonair échappe à toute accusation, à toute critique; et on peut croire, en effet, que l’emprisonnement de cet écrivain a eu une autre cause que le libelle de Jézabel, qu’il reniait d’ailleurs, [p.LI] et qui, pour me servir de ses propres expressions, n’était ni contre l’État, ni contre le gouvernement. Davenne a été arrêté deux, trois fois peut-être; la première fois, par ordre de l’officialité de Paris, qui s’employa ensuite pour le faire? rendre à la liberté. Bonair est resté près d’un an dans la Conciergerie du Palais. Enfin, après ce temps, il réussit à s’échapper, chercha un refuge auprès du duc de Vendôme, qui avait le gouvernement de la Bourgogne, et, apprenant le voyage de la cour en Normandie dans l’année 1650, alla recevoir, à Rouen, sa grâce de la main même du roi. Le Parlement n’a jugé ni Davenne, ni Bonair.
Plusieurs pamphlétaires se plaignent d’avoir souffert pour la Fronde; mais un seul parle de prison. C’est l’auteur du Bonheur de la France. Celui de la Justification de M. le Prince autorise à croire qu’il a été condamné…… Par qui? à quoi? Je n’ai sur ces deux points aucun renseignement. Après la publication du Manifeste de M. le Prince, Du Bos fut obligé de se cacher; mais peut-être fuyait-il moins la justice du Parlement que la vengeance du marquis de Vardes. L’auteur de l’Avis important de M. de Châteauneuf a eu la bouche fermée; celui du Véritable ami du public a vu déchirer ses cayers, qu’apparemment un ouvrier de son imprimeur avait livrés au lieutenant civil. L’Anti-Mazarin dit, dans le Tableau funeste des harpies de l’État, qu’un de ses pamphlets a été saisi avant qu’il fût sorti de l’imprimerie. Enfin Loret, l’inoffensif Loret lui-même, gémit, en plusieurs endroits de ses Gazettes, des menaces qui lui ont été faites au nom du Parlement.
Quoique j’aie l’âme assez bonne,
Et point de fiel contre personne.
Quelques messieurs du Parlement
N’aiment pas mon raisonnement;
[p.LII]
Si que, craignant, en ce rencontre,
Que l’on ne donne un arrêt contre,
(Car ces messieurs sont absolus)
Je ne raisonnerai donc plus
Sur l’état présent des affaires.
Quinze jours après, il revient encore sur la défense qui lui a été signifiée
D’écrire politiquement.
Le Parlement s’est assemblé;
Mais je suis encor si troublé
Des médisances qu’ils ont faites
De mes misérables gazettes,
Que, dût-on me trancher en deux,
Je ne parlerai plus d’eux.
Je ne sais si je dois ajouter, pour terminer cette liste, bien complète, je le crois, qu’en 1656, l’abbé Daurat fut arrêté pendant qu’il distribuait aux membres de l’assemblée du clergé une lettre du cardinal de Retz, et conduit à la Bastille, où les manuscrits de Colbert nous apprennent qu’il était encore de 1661 à 1666.
Les imprimeurs et libraires qui ont été emprisonnés ou poursuivis pendant les quatre années de la Fronde, et dont j’ai pu recueillir les noms, sont au nombre de treize. Ce sont, outre Morlot, Antoine Estienne et Vivenay, la veuve Musnier et ses deux enfants; Rollin de La Haye, imprimeur du Courrier françois en prose; Le Gentil, ajourné pour les Dernières résolutions faites au Parlement, etc., le 15 mai 1652; Brunet, aussi ajourné pour l’Arrêt portant permission de déménager sans payer les termes de Pâques et de la Saint-Jean; La Caille, Monet, Desprez et Langlois. Puis il faut compter Boucher, qui s’est caché à la nouvelle des poursuites dirigées contre Bernard de Bautru pour la publication du Discours sur la députation du Parlement au prince de Condé; les imprimeurs de l’Harmonie de l’amour et de la justice de Dieu, emprisonnés, [p.LIII] suivant Guy Patin, dans une lettre du 16 septembre 1650; ceux de la Lettre du roi au Parlement de Rouen (10 juin 1652), forcés de s’absenter; celui de l’Amnistie, pourchassé par ce qu’on pourrait appeler le Parlement-croupion de la Fronde, et réduit à se cacher, aussi bien que ceux de la Lettre de la princesse de Condé présentée à la reine; l’imprimeur de la Requête des trois États, arrêté, condamné à l’amende honorable et au bannissement. L’Éclanche, Raulin et Laurent Prends-ton-Verre, dont il est parlé dans la Nocturne chasse du lieutenant civil, étaient des colporteurs apparemment; car je ne les trouve pas dans ma liste des imprimeurs et libraires.
Guy Patin nous apprend que la veuve Musnier et ses deux enfants étaient au cachot dans les prisons du Châtelet, le 17 juillet 1649. Ils avaient été condamnés, l’aîné à la potence, le cadet aux galères, la mère au bannissement; mais avant d’être jetée hors du royaume, elle devait assister au supplice de ses enfants, et recevoir le fouet. Elle était âgée de soixante-neuf ans! L’auteur du Silence au bout du doigt fait, de cette triple condamnation, le texte d’une amère philippique contre le lieutenant civil d’Aubray. Il lui reproche de n’avoir obéi qu’au sentiment de haine qu’il avait conçu pour le mari et le père de ses victimes, et que la mort même n’avait pu apaiser; il l’accuse d’avoir suborné par argent les domestiques de la veuve Musnier, et de leur avoir dicté de faux témoignages. Je ne saurais discuter la valeur de ces assertions du pamphlétaire; car ni lui, ni Guy Patin ne font connaître le titre du libelle qui a décidé le Châtelet à prononcer son horrible sentence. La condamnation, toutefois, ne fut pas exécutée. Il y eut appel au Parlement; et l’affaire en resta là. Pour les libraires comme pour les auteurs, la seule chose importante était d’éviter d’être pris dans la première chaleur [p.LIV] des poursuites. Ce temps passé, on n’y pensait plus.
Vingt et un pamphlets ont été dénoncés à la justice ou frappés de condamnation pendant toute la durée de la Fronde. En voici les titres: Arrêt du Parlement de Bretagne, du 18 janvier 1649; les Soupirs françois sur la paix italienne; le Véritable ami du public; Discours sur la députation du Parlement au prince de Condé; Remontrances du Parlement semestre de Normandie; le Maréchal de Turenne aux bons bourgeois de Paris; l’Harmonie de l’amour et de la justice de Dieu; Lettre de la princesse de Condé présentée à la reine; la Franche marguerite; le Point de l’ovale; Arrêt portant permission de déménager sans payer les termes de Pâques et de la Saint-Jean; Lettre de l’archiduc Léopold au Parlement de Paris; la Sapience du ciel; l’Amnistie de 1652; (([Est-ce un titre? À vérifier… N’est pas en italiques dans le texte…])) les Dernières résolutions faites au Parlement (Lettre du roi au Parlement de Rouen); la Requête des trois États; Recueil des maximes pour l’institution du roi; Lettre du cardinal de Retz au clergé de France, 14 décembre 1654; Lettre du cardinal de Retz à MM. de l’assemblée du clergé, 1er janvier 1656; Réponse à une lettre qui a été publiée sans titre, et qui traite de ce qui s’est passé dans l’assemblée générale du clergé, 1657; et peut-être l’Avis important de M. de Châteauneuf, etc. ? Dans l’audience du 29 mars 1649, le procureur général au Parlement demanda l’autorisation d’informer sur la publication de l’Arrêt de confirmation de l’arrêt du 8 janvier; le président Le Coigneux dénonça les Éclaircissements sur l’administration du cardinal Mazarin, dans l’audience du 27 février 1651; les Vicomte, Majeur et échevins de Dijon ont porté plainte, devant le Parlement de Paris, contre la Relation véritable contenant la sortie par force de M. le duc d’Epernon; mais je ne vois pas qu’il ait été donné aucune suite ces trois affaires.
[p.LV] Dans les provinces, la Réponse des habitants d’Angers à la lettre pastorale de leur évêque a été brûlée par sentence du président, et le Curé bordelois, condamné au feu par arrêt du Parlement de Bordeaux. On apprend enfin, par les mémoires du temps, que le même Parlement a fait lacérer des placards injurieux pour le prince de Conti et la duchesse de Longueville.
Voilà tout ce que j’ai pu savoir des sévérités de la justice contre la presse. À ne consulter que les lois et les arrêts, on devrait croire que tant de pamphlets odieusement méchants, tant de libelles cruellement diffamatoires ont provoqué des répressions impitoyables. Les lois, je l’ai déjà dit, ne prononcent guère d’autre peine que la mort, ou, pour parler le langage plus adouci de notre vieille législation criminelle, la confiscation de corps et de biens. Les arrêts ne sont pas moins rudes. On a vu ceux des 27 janvier et 28 mai 1649. Transgressés par les auteurs, les imprimeurs, les colporteurs, en un mot par tout ce qui vivait de la presse, transgressés par les juges eux-mêmes, ils n’ont inspiré de craintes sérieuses à personne; et quand un pamphlétaire félicite le lieutenant civil d’avoir comprimé la fureur d’écrire c’est tout simplement une flatterie: “Mon lieutenant civil a si bien travaillé et travaille encore, tous les jours, avec tant de soin et de vigilance que peu de personnes osent s’en rendre coupables, sans voir en même temps leur condamnation et leur supplice.” (La France rétablie). Leur supplice! On n’en citerait pas un seul. Je sais bien que Guy Patin a dit, dans une lettre du 12 juillet 1649: “On n’imprime plus de pièces mazariniques, tant le lieutenant civil a persécuté les imprimeurs.” Mais je sais aussi que la Custode de la reine a été imprimée le 16.
Il est vrai, c’est du mois de juin au mois de septembre [p.LVI] qu’eurent lieu les trois seuls procès de presse sur lesquels nous ayons quelques informations assez précises, ceux de Bautru, de Morlot et d’Antoine Estienne. La condamnation de la veuve Musnier et de ses enfants par le Châtelet est du mois de juillet. C’est la preuve de l’activité dont l’auteur de la France rétablie loue le lieutenant civil. Mais en faut-il conclure qu’on cessa d’écrire et d’imprimer? Non certes. On ne se hasarda plus à braver la loi et la justice avec la même ardeur qu’on l’avait fait auparavant; on éluda l’une; et on trompa l’autre.
C’est alors que sortirent,
Sans nom ni marque,
De la presse de Variquet,
De Preuveray, Sara, Cottinet,
Qui ne se vend et ne s’achète
Qu’entre chien et loup en cachette,
Des satyriques ouvrages en vers,
Jouxte sur exemplaire d’Anvers.
Ce passage de la Nocturne chasse du lieutenant civil explique comment l’auteur du Monologue et entretien de Mazarin a été autorisé à dire:
On ne peut empêcher d’écrire
Par menaces ni autrement;
Et les arrêts du Parlement
N’ont pas assez de suffisance
Pour empêcher la médisance.
Saint-Julien a été plus loin, dans le Courrier burlesque de la guerre de Paris. Il a dit avec raison que l’arrêt du 29 mars 1650, qui
Défendit de rien imprimer,
… ne lit que ranimer
Cette criminelle manie.
Dès qu’un événement venait solliciter la verve des auteurs et l’activité des imprimeurs, les pamphlets paraissaient en foule; et les colporteurs encombraient les rues.
[p.LVII] Cet arrêt du 29 avait été rendu à l’occasion de l’emprisonnement des princes. Il contenait une défense générale de publier des livrets sur la politique, à peine des châtiments les plus sévères. Est-ce qu’il a empêché un seul pamphlet? ou bien, les libelles ont-ils été moins menteurs, moins licencieux, moins insolents?
On sait si les défenseurs des princes ont eu quelque respect de la loi, ou quelque crainte de la justice. Toutefois la guerre des pamphlets ne fut pas très-longue à cette époque; mais elle se ranima vers la fin de 1650, par l’accord des deux Frondes, puis en 1651, par leur rupture. Le 29 juillet de cette dernière année, le Parlement rendit un nouvel arrêt contre les auteurs, imprimeurs, colporteurs, distributeurs et acheteurs de libelles. Les colporteurs devaient avoir été reçus par-devant le bailli du Palais ou le prévôt de Paris. L’arrêt prononçait la peine du fouet contre ceux qui auraient osé se soustraire à cette formalité. Les acheteurs étaient passibles d’une amende de 16 livres parisis pour la première fois, pour la seconde, d’une amende arbitraire. Quant aux auteurs et aux imprimeurs, il n’y avait rien de changé; ils continuaient d’écrire et d’imprimer à peine de la vie.
Le 31 janvier 1652, un nouvel arrêt vient inutilement confirmer l’arrêt de l’année précédente. Les pamphlets semblent se multiplier sous les efforts de la justice. Ils redoublent d’audace et d’insolence. Aussi le 27 mars, le Parlement se décide-t-il à condamner au feu les deux plus odieux libelles de Dubosc Montandré: le Point de l ‘ovale et la Franche marguerite. L’arrêt défend de les vendre, débiter ni publier à peine de la vie, même de les garder et retenir sur telles peines qu’au cas il appartiendra. Il enjoint, en outre, au lieutenant civil et à tous officiers du Châtelet, de visiter les maisons, hôtels, collèges et monastères [p.LVIII] pour y saisir les imprimeries qui s’y trouveront, et les apporter au greffe de la Cour. Le 4 avril, trois individus, arrêtés dans une assemblée du Pont-Neuf, sont livrés aux lieutenants civil et criminel; et parce que des placards ont été affichés en divers endroits, il est recommandé, à ces deux magistrats, de tenir la main à l’exécution des arrêts antérieurs. Le 8, sur la Lettre prétendue de l’archiduc Léopold au Parlement, la Cour ordonne, encore une fois, que les arrêts précédents seront exécutés; que les auteurs et imprimeurs seront recherchés, pour être traduits devant elle.
Ces défenses toujours renouvelées témoignent assez qu’elles étaient toujours enfreintes. “L’arrêt qu’on respecte, dit très-bien M. Leber, la loi qu’on exécute, ne parlent qu’une fois et pour toujours.” Les arrêts du Parlement ont parlé trop souvent, dans cette année 1652, pour qu’il soit permis de croire qu’ils ont été respectés. Nous ne sommes encore qu’au 8 d’avril; et en voilà déjà quatre. On en compte cinq de plus jusqu’au mois d’octobre. Ceux des 15 mai, 30 juillet et 28 septembre sont des arrêts de condamnation sans doute; mais ils contiennent aussi des dispositions réglementaires. L’arrêt du 27 juin et celui du 26 septembre sont ce qu’on appelait alors des arrêts de règlement. Ils ne prononcent point de condamnations; ils défendent, généralement et absolument, de rien publier ni afficher, à peine de confiscation de corps et de biens.
Si on veut savoir jusqu’où est allée, malgré cette apparente activité de répression, l’impuissance du Parlement, il faut se rappeler qu’il y a eu, après l’incendie de l’Hôtel de Ville, un moment où il n’osait plus même ordonner de poursuites contre les imprimeurs qui falsifiaient ses arrêts. Ainsi, quand Chevalier et Lesselin publièrent dans la forme ordinaire, une rédaction mensongère de ses délibérations des 19 et [p.LIX] 20 juillet sur la lieutenance générale du duc d’Orléans, il dut se contenter de faire paraître le Véritable arrêt chez les imprimeurs du roi. C’était tout ce qui lui restait d’autorité, pour défendre son caractère et ses actes. Et cependant alors la Fronde n’avait plus les sympathies des bourgeois ni du peuple: tellement que plusieurs pamphlets ne purent être imprimés que par le commandement exprès de son Altesse Royale.
À côté des arrêts du Parlement, il y a eu des ordonnances du prévôt de Paris qui avait, comme on sait, sa juridiction criminelle. C’est lui qui a condamné au feu le Recueil des maximes pour l’institution du roi. Une ordonnance du 20 octobre 1651 défendait de chanter aucunes chansons sur le Pont-Neuf et sur les places publiques, à peine du fouet. Par une autre, en date du 7 février 1652, les libraires, imprimeurs, relieurs et colporteurs étaient obligés de remettre au greffe de la prévôté tous les exemplaires des livres, libelles et pièces imprimés sans permission; sinon, il devait être procédé contre eux suivant la rigueur des lois.
On comprend que les ordonnances du prévôt n’ont pas dû avoir plus d’efficacité que les arrêts du Parlement. Elles prouvent seulement que la justice, désarmée par l’esprit général du temps, désarmée surtout par les mœurs, moins rudes que la loi, a été également impuissante dans toutes ses juridictions.
M. Leber a donc eu pleinement raison de dire que la loi était une chose, et l’état de la presse une autre chose. La loi avait été édictée dans un temps où des passions violentes servaient le plus grand intérêt des sociétés humaines; je veux dire l’intérêt religieux. Elle représentait une époque de mœurs farouches, de caractères ardents, aventureux, de luttes sanglantes et terribles. L’état de la presse, au contraire, s’était formé sous l’influence d’une civilisation plus douce, [p.LX] au milieu de circonstances moins difficiles et moins irritantes, dans des habitudes de modération qui tenaient et à une meilleure culture des esprits, et à une expérience mieux acquise des discordes civiles. La loi, qui n’avait jamais guère été de son temps, était bien moins encore de celui où on s’essayait à la faire revivre par des arrêts comminatoires. Il y avait, entre elle et l’état de la presse, toute la distance qui sépare le règne de Charles IX des premières années de Louis XIV.
*
Maintenant, qu’il me soit permis d’exposer brièvement le plan que j’ai suivi, et les raisons qui m’ont déterminé à le suivre.
J’ai adopté l’ordre alphabétique. Il était le plus facile, j’en conviens; mais s’il n’avait pas eu d’autre mérite, j’y aurais renoncé sans peine.
L’ordre chronologique ne m’offrait pas même l’avantage de présenter les Mazarinades réunies, pour ainsi dire, en groupes autour de chacun des événements qui les ont fait naître. On sait qu’il paraissait des pamphlets nouveaux tous les jours, souvent plusieurs dans le même jour, quand la chaleur d’un tumulte sur le Pont-Neuf, ou d’une discussion dans le Parlement enflammait la verve des écrivains. Cette activité de la presse ne suffisait cependant pas à la fécondité de la Fronde; et plus d’une fois, des pamphlétaires ont été en retard d’un événement. Dans les polémiques fréquentes qui s’engageaient entre les auteurs, il est arrivé qu’un intervalle d’une, de deux semaines même, a séparé la première pièce de la dernière; et combien d’écrits, étrangers au débat, sont venus se placer dans cet intervalle! On comprend qu’il m’aurait été impossible de classer exactement, dans l’ordre de leur publication, des pamphlets ainsi entassés; mais [p.LXI] plus j’aurais approché de la perfection, et moins j’aurais atteint le but utile de cette méthode.
Il y a, d’ailleurs et en assez grand nombre, des Mazarinades qui n’ont pas de date, auxquelles il est à peu près impossible d’en assigner une; d’autres, dont la date approximative ne peut pas être resserrée dans un espace de temps moindre de deux ou trois mois. De celles-ci que faire? et quel rang donner à celles-là dans l’ordre chronologique? Il aurait donc fallu les rejeter hors du catalogue général, et ouvrir pour elles une série particulière? Je vois bien dans ce cas la nécessité d’une double classification; je n’en vois pas l’avantage.
Le P. Lelong et ses savants continuateurs ont dû se conformer à l’ordre chronologique. Qu’on étudie leur liste; et on y remarquera, sans qu’il soit besoin d’un examen trop attentif, des erreurs de classement, des doubles emplois, une confusion, en quelque façon, inévitable.
Fallait-il diviser les Mazarinades par époques? Mais j’aurais dû suivre, pour chaque époque, ou l’ordre chronologique, ou l’ordre alphabétique. Si le premier, je serais fatalement tombé dans les inconvénients et les impossibilités que je signalais tout à l’heure. Si le second, je n’aurais fait que scinder en trois le travail que je présente dans son entier. Je ne me rends pas compte du bénéfice de cette opération.
Pour un choix de Mazarinades, la division par époques serait bonne sans aucun doute; mais je n’ai pas fait de choix; j’ai tout recueilli, tout étudié, tout classé. J’ai tâché d’être aussi complet que possible.
C’est un livre de travail que j’ai voulu faire. L’ordre alphabétique me convenait le mieux, parce qu’il se prête le plus facilement aux recherches; pour y trouver une pièce, il suffit d’en avoir le titre. Il est le plus [p.LXII] simple; et par conséquent il offre le plus de garantie contre l’erreur; les doubles emplois n’y existent pas. Il est le plus large; toutes les pièces y entrent à leur rang; il n’exige pas d’exceptions; il n’en admet pas même.
J’ai concilié, autant que je l’ai pu, l’ordre alphabétique avec l’ordre des matières, en prenant soin de rapprocher, dans mes notes, les écrits qui offrent entre eux quelque contraste ou quelque analogie. Par exemple, quand un pamphlet a donné lieu à une polémique, je rassemble, à son chapitre et selon l’ordre de leur apparition, les titres de tous ceux qui touchent à la question controversée.
En cela j’ai eu deux motifs: le premier, de faciliter les recherches des travailleurs; le second, de faire connaître avec fidélité les opinions qui avaient cours dans la Fronde et hors de la Fronde.
Si je m’étais borné à écrire purement la bibliographie des Mazarinades, je ne pense pas que mon travail eût été fort utile. Tout au plus aurait-il profité à quelques curieux. J’ai voulu qu’il fût d’un emploi plus général, et qu’il pût suppléer, en quelque façon, à la lecture de cette multitude de pièces dont la masse seule effraye, et qu’on ne dépouille pas sans beaucoup de fatigue.
J’ai donc extrait, des meilleurs et des plus singuliers pamphlets, tous les passages qui m’ont paru de nature à éclairer le lecteur sur le caractère des principaux personnages de la Fronde, sur les opinions, les intérêts, les desseins des partis, sur les mouvements de l’esprit public. J’ai recueilli toutes les anecdotes que j’ai pu craindre de voir se perdre dans ce fatras de pièces, qui ne seront peut-être jamais lues, qui ne seront certainement jamais reproduites. Il y en a qui intéressent plus !es mœurs que la politique; mais je [p.LXIII] ne les crois pas, pour cela, les moins curieuses, les moins dignes de l’attention de l’historien.
Enfin j’ai donné des notes biographiques sur les auteurs; mais j’ai pris garde de n’y faire entrer rien de ce qui est, si je puis m’exprimer ainsi, de notoriété littéraire. On peut être assuré que je n’ai point abusé de l’occasion pour raconter la vie du cardinal de Retz ou de Scarron, de Patru ou de madame de Longueville. Pour les écrivains connus, je n’avais à parler que de la part qu’ils ont eue aux Mazarinades. Pour ceux qui le sont peu, ou qui ne le sont pas, qu’aurais-je pu dire autre chose?
Voilà mon plan. Je demande aux personnes qui ne l’approuveront pas en principe, de vouloir bien remarquer que la Fronde a duré seulement quatre années, et que mon livre n’est pas si gros qu’il ne puisse être feuilleté sans peine jusqu’à la fin.
Quelque sort qui lui soit réservé, cet ouvrage m’aura du moins valu de nombreux témoignages de bienveillance et, j’en ai la confiance, des amitiés véritables. Je n’aurais pas même pu l’entreprendre si l’accès des bibliothèques publiques ne m’avait pas été ouvert, de la meilleure grâce, par messieurs les conservateurs; mais c’est pour moi un devoir de dire publiquement que j’ai trouvé partout l’accueil le plus obligeant et le concours le plus empressé. Que MM. Casimir Bonjour et Ferdinand Denys, de la bibliothèque de Sainte-Geneviève, M. Vaissade, de la bibliothèque de l’arsenal, MM. Ravenel et Richard, de la bibliothèque nationale, reçoivent donc ici, d’une manière plus particulière, l’hommage de ma gratitude. Je dois surtout mes plus heureuses rencontres à M. Richard, dont la complaisance a toujours été aussi infatigable qu’ingénieuse.
C’est M. Paulin Paris qui m’a donné la première [p.LXIV] idée de ce travail; c’est lui qui m’a soutenu dans les ennuis de mes premières recherches; c’est lui qui me fortifie, encore à cette heure, par les excellents conseils de sa science et de son goût. Je le dis parce que la justice veut que je ne lui dérobe point sa part légitime de l’œuvre qu’il a suivie avec sollicitude, du commencement à la fin; mais je le tiens pour assuré depuis longtemps de mon amitié reconnaissante.
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Édition en ligne réalisée par Patrick Rebollar, mai-juin 2011.